PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XVII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 4. — Caractère belliqueux et monopoliseur du système.
Le système qui avait pour but exclusif le commerce étranger, fut donc non-seulement maintenu complètement, mais encore continué, chaque année, sur une plus grande échelle. Depuis l'époque où vivait Malthus jusqu'à nos jours, rarement le temple de Janus a été fermé, s'il l'a même jamais été, en témoignage de l'existence de la paix dans l'étendue de l'empire britannique. La guerre dans laquelle l'Angleterre était alors engagée fut suivie d'une autre avec notre pays (les États-Unis), et depuis la fin de celle-ci, d'autres ont succédé pour l'annexion du Scind et de l'Afghanistan, pour la conquête du royaume d'Ava et du Punjab, pour le maintien du trafic de l'opium, l'extension de la puissance britannique dans l'Afrique méridionale, le développement de nouveaux débouchés à ouvrir au trafic dans l'empire turc et d'autres États ; toutes guerres tendant à un but unique et principal, celui d'obtenir à bas prix les produits bruts de la terre, et conséquemment les travaux des individus dont les bras défrichaient le sol.
Ce fut pour atteindre ce but, ainsi que l'a déjà vu le lecteur, que fut accomplie l'union avec l'Irlande et que ses fabriques furent anéanties. Dans le même but encore, on exigea du peuple indien qu'il reçût les étoffes de coton de l'Angleterre affranchies de tout droit, tandis qu'on lui enlevait la faculté d'acheter au dehors des machines d'un emploi plus avantageux et qu'on taxait, dans une proportion inouïe, l'emploi de celles qu'il possédait déjà ; c'est dans ce but que Gibraltar a été conservé comme un entrepôt de contrebande pour l'Espagne, en même temps qu'Héligoland, les îles Ioniennes et d'autres colonies nombreuses ont servi à introduire des marchandises en contrebande, en Allemagne, aux États-Unis et dans plusieurs autres pays, le contrebandier étant regardé aujourd'hui « comme le grand réformateur du siècle. » C'est pour atteindre ce but qu'il est devenu nécessaire que les maîtres se concertassent entre eux pour maintenir le travail à bas prix, pour limiter le nombre d'heures pendant lesquelles les machines devaient être mises en jeu, avec le dessein arrêté d'empêcher la hausse des matières premières et de décourager le développement des manufactures dans les autres pays. On se convaincra que tous ces actes sont des actes de guerre, et qu'on doit avec raison les regarder comme tels, en lisant l'extrait suivant que nous empruntons à un document officiel publié récemment par ordre de la Chambre des communes (4) :
« En général, les classes laborieuses, dans les districts manufacturiers de ce pays, et principalement dans les districts où se trouvent les mines de fer et de houille, ne savent guère jusqu'à quel point elles sont souvent redevables d'être occupées, à tout événement, aux pertes immenses, dont ceux qui les occupent courent volontairement la chance dans les époques défavorables, pour anéantir la concurrence étrangère, pour conquérir et garder la possession des marchés étrangers. On connaît parfaitement des exemples authentiques de chefs d'industrie ayant, à de pareilles époques, continué la fabrication de leur produits, avec une perte, s'élevant, dans l'ensemble, à trois ou quatre cent mille livres sterl. dans l'espace de trois ou quatre ans. Si les efforts de ceux qui encouragent les associations formées en vue de limiter la somme de travail disponible, et de produire des grèves, devaient réussir, pendant quelque temps, il ne serait plus possible de former de ces accumulations de capital, qui peuvent permettre quelques-uns des plus riches capitalistes de terrasser toute concurrence étrangère aux époques de grande détresse, de déblayer ainsi le terrain, pour l'industrie tout entière, lorsque les prix remontent, et de continuer d'immenses affaires, avant que le capital étranger puisse se former de nouveau, dans des proportions assez considérables, pour établir une concurrence sur les prix avec quelque chance de succès. Les immenses capitaux de ce pays sont les grands instruments de guerre (si l'on peut se permettre cette expression) avec lesquels on lutte contre la concurrence des pays étrangers, et les instruments les plus essentiels qui nous restent aujourd'hui pour maintenir notre suprématie industrielle. Les autres éléments, le travail à bas prix, l'abondance des matières premières, les moyens de communication et le travail habile sont en voie d'être bientôt réduits au niveau d'égalité. »
Le système retracé ci-dessus est caractérisé très-justement comme un état de guerre, et nous pouvons demander avec raison dans quel but et contre qui elle est soutenue. C'est une guerre, ainsi que le lecteur le voit, entreprise pour obtenir à bas prix le travail et les matières premières ; et ce sont là précisément les objets que recherche le système mercantile, dont l'erreur a été si parfaitement exposée dans la Richesse des nations. C'est une guerre qui a pour but de forcer les peuples des autres pays de se borner à l'agriculture, — d'empêcher, dans les autres pays, la diversité des travaux, — de retarder le développement de l'intelligence, — de paralyser tout mouvement qui tend ailleurs à utiliser les trésors métalliques de la terre, — d'augmenter la difficulté de se procurer le fer, — de diminuer la demande du travail, — d'engendrer le paupérisme, — de produire tous ces résultats à l'intérieur et au dehors, et d'amener ainsi cet état de choses dont l'approche avait été pronostiquée par Adam Smith.
C'est aux mesures que nous venons de retracer ici qu'il faut attribuer la clôture de toutes les fabriques de l'lnde, suivie de l'exportation du coton en Angleterre, pour y faire concurrence avec les produits de la Caroline et de l'Alabama. Plus le système peut être complètement mis en pratique, plus l'industrie peut être bornée à l'Angleterre, plus les matières premières seront à bon marché ; mais plus sera considérable l'exportation du travail à bon marché au Texas et à l'île Maurice, pour y produire une plus grande quantité de coton, de canne à sucre et autres matières premières et dès lors pour se faire concurrence l'un à l'autre, afin de réduire les prix et d'asservir plus complètement les travailleurs de tous les pays.