PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XVII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 2. — Ses conseils sont négligés, et telle est l'origine de la théorie de l'excès de population.
Depuis 1750, époque où le prix du blé avait été de 21 schell. 3 pence par quarter, jusqu'à 1790, la population avait augmenté d'environ 40 %, soit de 6 à 8 millions et demi ; mais la quantité de subsistances avait augmenté dans une proportion encore plus rapide, la production des dernières années de la période ayant été, d'au moins moitié plus considérable que celle des années antérieures, Le prix, cependant, ainsi qu'on l'a déjà vu, avait plus que doublé, et le fermier avait ainsi profité de ce qu'il était affranchi de la nécessité de s'adresser à un marché lointain. Le blé était plus cher à l'intérieur qu'au dehors ; il en était résulté comme conséquence un commerce d'importation ; pour l'empêcher et s'assurer ainsi contre le bas prix des matières premières nécessaires à la vie, les intérêts agricoles obtinrent, en 1791, la promulgation d'une loi qui limitait le prix auquel le blé pourrait être importé.
Pendant toute cette période, il y avait eu une tendance à l'accroissement, dans la part proportionnelle de la population s'occupant de consommer les subsistances, soit comme artisans, soit comme soldats, trafiquants ou individus, chargés du transport. Le système dénoncé par le Dr. Smith était, ainsi que le lecteur l'a déjà vu, pratiqué plus complètement d'année en année. Pendant près de cinquante ans, l'Inde avait été dévastée par les luttes entre les armées françaises et anglaises, occupées d'étendre aux dépens du commerce la domination du trafic. Le trafic avait provoqué des dissensions entre la métropole et ses colonies d'Amérique, et avait ainsi donné naissance à la guerre de 1776. La classe qui vit de l'appropriation, du trafic et du transport, s'était accrue en nombre et en puissance ; mais il était réservé à la guerre de 1793, — guerre qu'il faut attribuer pour une large part à la soif « de l'accapara rement de la navigation, des colonies et du commerce », — de la voir atteindre son complet développement. La demande d'hommes et d'argent pour les besoins de la guerre restreignit alors le pouvoir d'appliquer le travail, ou le capital, à l'amélioration de la culture de la terre, et diminua considérablement la demande des services du travailleur. Le nombre des consommateurs augmentant, en même temps que celui des producteurs restait stationnaire, le prix des subsistances haussa, tandis que celui du travail baissa ; et l'on vit bientôt les conséquences de ce fait dans le rapide accroissement de la population des maisons de charité.
Le paupérisme prit une extension inconnue jusqu'à ce jour ; et c'est alors que Malthus donna au monde les « Principes de population, » au moyen desquels, disait-il à ses lecteurs, ils pourraient comprendre les causes de cette pauvreté « et de cette misère que l'on observe parmi les classes inférieures de la population, » et des échecs répétés des classes supérieures dans leurs efforts pour les soulager. Le Dr Smith s'était aperçu que le système basé sur le travail à bon marché et sur le bas prix des matières premières, était lui-même l'oeuvre de ces « classes supérieures, » et c'était auprès d'elles qu'il avait insisté pour l'abandon d'un système qui, à ses yeux, avait pour but l'asservissement de la population et l'affaiblissement de la société. Malthus, au contraire, trouvait la cause de l'esclavage dans une grande loi divine, grâce à laquelle il affranchissait ces « classes » de toute responsabilité « à l'égard de la pauvreté et de la misère, » qu'elles s'étaient efforcées « de soulager » avec si peu de succès ; il leur permettait ainsi de fermer leurs bourses et même leurs coeurs aux inspirations les plus vulgaires de la charité, en leur suggérant cette réflexion, que s'ils pouvaient, en aucune manière, « se placer entre l'erreur et ses conséquences, » « s'opposer au châtiment » attaché à la procréation d'individus de leur espèce, par d'autres individus qui n'avaient pas préparé à l'avance les ressources nécessaires pour nourrir et élever leurs enfants (châtiment qui consiste dans la pauvreté, la misère et la mort), « elles perpétueraient le péché (3) » et se rendraient elles-mêmes complices du crime. Dans ces deux phrases, on peut trouver les différences réelles qui existent, entre l'économie politique d'Adam Smith et l'économie politique moderne admise, depuis, si généralement. La première cherche à étendre le commerce, à développer l'intelligence, à accroître les facultés et la liberté de l'homme ; la seconde, à étendre l'empire du trafic, à confiner la masse de l'espèce humaine aux travaux qui ont pour but la culture et le transport des denrées, et, en définitive, à rendre l'homme esclave de la nature et de son semblable.