PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XVI :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 4. — Résultats de la dépendance d'un marché éloigné tels qu'ils se révèlent en Angleterre, dans la première moitié du. siècle. Changements dans la situation de la population résultant de l'amoindrissement de cette dépendance.
La position de l'Angleterre, considérée comme puissance insulaire, lui avait assuré la sécurité des individus et des propriétés, relativement aux dévastations de la guerre, à un degré inconnu dans toute autre partie de l'Europe ; et du temps de Yarranton, elle n'attendait que l'adoption d'un système qui permît à sa population de s'associer pour le développement de ses diverses individualités. Il faut beaucoup de temps pour opérer un changement dans les mouvements d'une nation. La science existait sur le continent, mais on ne la trouvait pas en Angleterre. En Hollande, dans les Pays-Bas et dans les États manufacturiers de l'Allemagne, la richesse abondait et l'on pouvait emprunter un capital au taux de 4 ou 5 % ; tandis qu'en d'autres pays, on se le procurait avec peine pour l'employer dans l'industrie manufacturière ou dans l'agriculture. Pendant plusieurs siècles, le courant des matières premières s'était porté vers le continent ; mais aujourd'hui il fallait changer la direction de ce courant ; atteindre ce but était une oeuvre qui exigeait de sérieux efforts ; d'ailleurs, le commerce, en Angleterre, était entravé par de nombreuses mesures restrictives, dont la plupart avaient été créées par la loi, tandis que d'autres résultaient de la préoccupation des manufacturiers existants, de décourager la concurrence intérieure, pour l'achat des matières premières aussi bien que pour la vente des produits achevés. Alors, comme aujourd'hui, ils voulaient acheter à bon marché et vendre cher ; et plus ils pouvaient empêcher le développement des manufactures à l'intérieur, plus la laine était à bas prix, et plus le drap se vendait cher.
Le temps cependant amena des changements, mais non pas avant que le fermier anglais eût éprouvé, dans son plein et entier effet, la perte qu'entraîne la nécessité de dépendre de marchés éloignés pour la vente des produits bruts de la terre. Dans la longue période de guerre qui se termina par le traité d'Utrecht, la faculté d'échanger du blé contre de l'argent était équivalente à 43 schell. 6 pence par quarter ; mais avec le retour de la paix (1713), le prix tomba à 35 schell. ; puis il continua graduellement à baisser jusqu'au moment où, dans la période des dix années expirant en 1755, le prix moyen ne fut plus que de 21 schell. 3 pence, c'est-à-dire inférieur, de plus de moitié, au prix qu'on en obtenait auparavant. Le produit excédant la consommation, une petite portion devait, nécessairement, être exportée ; et il sera évident, pour tous ceux qui remarquent la marche des affaires commerciales, que le prix obtenu pour l'excédant détermina celui de la récolte tout entière. Un déficit, dans la proportion même de cent mille boisseaux, fait hausser le prix de la totalité de ces mêmes boisseaux au niveau du prix auquel cette petite quantité peut être importée d'un marché éloigné ; tandis qu'un excédant, dans cette même proportion, réduit la totalité au niveau du prix auquel cette quantité insignifiante doit se vendre. On verra, par les chiffres suivants, combien était faible l'excédant auquel était due la baisse considérable qui avait eu lieu :
Période de dix
années expirant Prix. Exportation, moy.
En 1725 1 Liv. st. 15 schell. 4 pence. 124,000 quarters.
En 1735 1 Liv. st. 15 schell. 2 pence. 176,000
En 1745 1 Liv. st. 12 schell. 1 penny. 276,000
En 1755 1 Liv. st. 1 schell. 2 pence. 446,000
Au bas prix de 21 schell. 2 pence, les fermiers de l'Angleterre obtenaient un marché au dehors pour moins de 4 millions de boisseaux, leur rapportant à peine 2 millions de dollars par an. Le produit total du froment, en Angleterre, à cette dernière époque, doit avoir été de plus de 40 millions de boisseaux ; et comme cette espèce de céréale entrait alors pour une faible part dans la consommation, comparativement à ce qui a eu lieu depuis, il serait peut-être juste de considérer la production totale des subsistances comme équivalente à 100 millions de boisseaux. Sur ce total, environ 4 pour cent constituaient l'excédant jeté sur les marchés régulateurs du globe à cette époque : excédant qui y faisait baisser les prix, et, dans une proportion correspondante, faisait baisser également ceux obtenus pour toute la quantité produite, au détriment de la terre et du travail du royaume, au détriment de l'artisan et de tous, excepté de ceux qui dépendaient pour leur entretien de revenus fixes.
La population de l'Angleterre ne s'élevait à cette époque qu'à six millions ; sur lesquels les propriétaires du sol — alors au nombre d'environ deux cent mille, — et leurs familles doivent avoir formé à peu près le sixième, soit le chiffre d'un million. En y ajoutant les ouvriers agricoles, nous avons une proportion considérable de la société qui dépend des résultats de l'agriculture. L'artisan, toutefois, était intéressé à la prospérité de la classe des fermiers ; en effet, s'ils pouvaient vendre à de bons prix, ils pouvaient acheter les produits de son talent et de son travail. Plus était instante la demande de subsistances et de laine, plus augmentait, pour l'ouvrier agricole, la possibilité d'acheter du drap, et pour le propriétaire de la terre celle d'effectuer des améliorations sur sa propriété, dans le but de produire des quantités plus considérables de subsistances et de laine. Ce qu'il fallait alors à l'Angleterre, c'était, à l'intérieur, le mouvement actif direct entre le producteur et le consommateur, — c'est-à-dire le commerce, — à l'aide duquel ses fermiers pussent s'affranchir de la domination du trafic. En l'absence de ce mouvement, ceux-ci étaient obligés d'accepter 21 schell. 2 pence, par quarter, pour toute la récolte de froment, et des prix correspondants pour toute espèce de subsistances, tandis qu'ils n'exportaient que quatre millions de quarters, et qu'ils importaient, sous la forme de drap et de fer, probablement trois fois autant.
Le progrès, cependant, s'était accompli. Au milieu du siècle, on arriva à découvrir que le minerai pouvait être fondu à l'aide du charbon minéral ; et dès lors les perfectionnements tendant à diversifier les travaux des individus devinrent nombreux et rapides. La puissance formidable de la vapeur vint se substituer aux travaux exécutés par les bras de l'homme ; le métier à filer fut inventé, et les procédés nécessaires pour fabriquer le fer continuèrent à se perfectionner, amenant un accroissement rapide dans la circulation du travail et de ses produits, dans l'économie des efforts humains, dans la formation de la richesse et dans le pouvoir d'accomplir de nouveaux progrès. Le fermier étant maintenant affranchi de la dépendance où il se trouvait à l'égard du marché placé loin de lui, le prix du blé haussa rapidement ; conséquence nécessaire du rapprochement opéré entre le consommateur et le producteur et de l'extension du Commerce. La faculté d'échanger le blé contre de l'argent s'accrut, dans la période des dix années expirant en 1765, jusqu'à 1 liv. sterl. 19 schell. 3 pence, et, dans celle qui expira en 1775, jusqu'à 2 liv. sterl. 11 schell. 3 pence, prix auquel il se maintint, ou à peu près, pendant les vingt années suivantes. Si l'on admet la quantité moyenne consommée de subsistances de toute sorte, comme équivalente à vingt boisseaux de froment, le total de l'augmentation dans le revenu du travail agricole, résultant de l'accroissement dans la rapidité de la circulation, par suite de la création d'une demande nationale, ne pouvait guère s'évaluer à moins de 20 millions de liv. sterl., soit 100 millions de dollars. En conséquence l'agriculture fit des progrès rapides, donnant lieu à de nouvelles demandes de travail, et permettant au travailleur de réclamer une part proportionnelle, constamment croissante, dans la quantité plus considérable des denrées produites (6).