PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XV :
DES CHANGEMENTS MÉCANIQUES ET CHIMIQUES DANS LES FORMES DE LA MATIÈRE.
§ 5. — Déperdition de travail, lorsque le lieu de transformation est éloigné du lieu de production. La tendance au développement des trésors de la terre est en raison directe de la proximité du consommateur, par rapport au producteur.
Bien différente est la marche des choses, dans les pays où la population disséminée est forcée d'accomplir son labeur en pure perte sur les sols les plus ingrats. Dans la Caroline, où quelques individus cultivent encore une terre dont une acre ne donne qu'un boisseau de blé, on détruit souvent des forêts entières de pins, en vue d'obtenir quelques quantités de térébenthine ; et, conséquemment, la térébenthine de rebut est elle-même perdue, à raison de son éloignement d'un lieu quelconque, où l'on pourrait modifier sa forme, de façon à l'approprier aux besoins de l'homme (1). Les tiges du cotonnier, susceptibles de produire un lin d'une grande force de résistance, et offrant de belles fibres, sont brûlées sur le terrain même de la plantation, à raison de l'absence de ce pouvoir résultant de l'association, à l'aide duquel on pourrait les utiliser pour les besoins de l'homme. Les graines du même arbuste, qui peuvent donner de l'huile, sont perdues également (2). A l'intérieur et au dehors les manufacturiers n'ont qu'une quantité excessivement faible de plantes fibreuses. « Et cependant, dit M. Ewbank (3), elles abondent partout parmi les roseaux, les joncs et les gazons grossiers, et dans les feuilles de plusieurs arbrisseaux et arbres très-communs. Le bananier et ses analogues donneraient, dit-il, outre le fruit, de neuf à douze mille livres par acre de substance fibreuse de tous les degrés de finesse, depuis celle de la corde jusqu'à celle de la mousseline. D'innombrables millions de tonnes de cette substance, et d'autres semblables, poussent spontanément chaque année et s'engloutissent dans la terre, dédaignés par l'homme, en même temps que d'autres millions innombrables de tonnes de bois de teinture les plus précieux croissent dans le voisinage de ces substances, attendant la venue de l'homme pour lui offrir leurs services. »
Chacun des articles que nous citons ici, partout où il se trouve, est aussi susceptible d'être utile à l'homme qu'il le serait dans le voisinage de Paris et de Londres ; mais son utilité est latente, et ne peut être développée qu'au moyen de l'association et du concert des efforts actifs entre les individus. Isolé, l'homme se trouve incapable de faire le premier pas, le plus difficile de tous, celui qui sert de prélude à des pas nouveaux et plus importants qui le suivraient infailliblement. C'est la population qui fait surgir les subsistances des sols fertiles de la terre, et communique l'utilité à toute la matière dont elle se compose, en même temps qu'elle produit une diminution constante dans la valeur de toutes les denrées nécessaires pour les besoins de l'homme, et un accroissement constant dans la valeur de celui-ci. La dépopulation, au contraire, — en forçant d'avoir recours aux sols plus ingrats, — dépouille de son utilité la matière qui entoure l'homme de toute part, en même temps qu'elle produit une diminution constante dans la valeur qui lui est propre, et dans son pouvoir de se procurer des aliments, des vêtements, ou autres choses nécessaires à la vie.
Il en est de même à l'égard de l'intelligence. L'accroissement de population, mettant en activité toutes les diverses facultés de l'homme, chaque individu trouve la place qui lui convient véritablement, en même temps qu'il y a accroissement constant du commerce. La dépopulation, au contraire, forçant tous les individus à rétrograder pour chercher leurs moyens de subsistance, substitue à l'intelligence la simple force brutale, et amène constamment la diminution du commerce. Pour que le commerce existe, il faut qu'il y ait différence de travaux, et plus cette différence est considérable, plus la circulation doit être rapide, et plus le commerce doit être développé.
Le poids d'une société quelconque tend à un accroissement rapide, toute augmentation dans sa population étant suivie d'une augmentation correspondante dans le développement des facultés latentes des individus dont elle se compose. Le mouvement d'une société tend pareillement à s'accroître dans une proportion constamment plus rapide, tout accroissement d'individualité étant suivi d'un accroissement correspondant dans la puissance d'association et dans la continuité d'action. La quantité de mouvement étant la vitesse multipliée par le poids, et ces deux derniers tendant à une accélération constante dans le degré d'accroissement, nous pouvons, dès lors, comprendre sans peine pourquoi il arrive que la force déployée par une société tend à se développer à un degré d'autant plus rapide, qu'il se révèle par son accroissement de population. Si nous supposons le nombre dix comme poids actuel, et le même nombre comme vitesse, la quantité de mouvement serait cent. En doublant les chiffres dans une période de vingt-cinq ans, et laissant la faculté intellectuelle se développer dans le même rapport, le poids, à la fin de cette période, serait quadruplé ; et, en faisant la part d'une facilité plus grande d'association, résultant de l'accroissement de population et d'une économie correspondante du travail et des produits de la terre, nous obtenons la même quantité comme représentant la vitesse ; et les deux, multipliés l'un par l'autre, donnent alors seize cents, au lieu de deux cents qu'on obtiendrait, si le pouvoir productif de l'individu ne subissait aucun changement.
La tendance à développer les ressources que la terre nous offre, ainsi que la puissance de l'homme, étant en raison directe du mouvement de la société, est toujours accompagnée de cet accroissement d'attraction locale qui produit l'amour du pays ; il suit de là, nécessairement, qu'une société doit croître en individualité et en force, en même temps qu'il y a développement du pouvoir et du désir de s'associer, parmi les individus dont elle se compose.