PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XIX :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 7. — Le système de l'école anglaise est un système rétrograde. Il a pris naissance dans une politique rétrograde.
Heureusement pour l'homme, l'histoire nous fait un récit bien différent de celui de Malthus. Tout ce qu'il nous peint comme étant une conséquence de l'accroissement de la population, est précisément ce dont nous avons constaté l'existence dans le passé lorsque la population était faible, et que les hommes pouvaient occuper, à leur gré, ou les terrains situés sur les hauteurs, ou ceux des vallées, lorsque aucun individu n'exerçait sur eux de droit de propriété, et que personne ne pouvait exiger de rente, mais que la nature toute-puissante interdisait l'occupation des terrains plus bas et plus riches, et bornait les travaux de l'homme à la culture des terrains stériles situés sur les hauteurs. Les choses s'étant passées ainsi, et l'homme ayant constamment acquis la puissance comme le résultat de l'association, qui ne pouvait arriver à se produire qu'avec l'accroissement de la population, il semblerait très-évident que de pareilles théories n'ont aucun titre à être prises le moins du monde en considération, à moins qu'il ne nous fût possible de conclure que le Créateur eût institué des lois qui dussent agir tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt en haut, tantôt en bas, en même temps qu'il eût institué, relativement à toutes les autres matières, des lois qui fonctionnent si invariablement dans une direction unique, qu'ayant une fois déterminé quelle est cette direction, l'homme se sent complètement rassuré en affirmant qu'elle a été telle à toutes les époques passées, et qu'elle sera la même à toutes les époques futures. Que le Créateur puisse avoir établi un pareil système, qu'il puisse avoir agi ainsi à l'égard de cet être qu'il a placé à la tête de la création, c'est là une idée tellement absurde, qu'elle nous autorise à ne croire qu'avec hésitation que ceux qui l'ont d'abord suggérée aient pu réellement y ajouter foi ; et cependant on ne peut, aujourd'hui, douter qu'ils ne l'aient admise réellement et sincèrement. Quelle a donc pu être la cause de l'erreur dans laquelle sont tombés des hommes doués d'une aussi haute intelligence, ainsi qu'ils l'étaient incontestablement. Pour obtenir une réponse à cette question, il faut que nous fassions un rapide examen des tendances du système, dans les divers pays auxquels nous avons fait allusion précédemment.
Quels étaient en premier lieu les buts que ce système cherchait à atteindre ? Se proposait-il de favoriser l'association et la combinaison des efforts? Se proposait-il le développement des facultés de l'homme ? Se proposait-il le développement, ou même le maintien des forces productives de la terre ? Cherchait-il à amoindrir le plus grand obstacle qui entrave le commerce, la taxe qui pèse sur le transport ? Tendait-il d'une façon quelconque, à augmenter l'utilité de la matière dont la terre se compose, à diminuer la valeur des denrées nécessaires aux besoins de l'homme, ou à augmenter la valeur de l'homme lui-même? Si tels étaient les buts qu'il se proposait, alors il tendait à la civilisation.
Nous savons qu'il n'a fait aucune de ces choses. Il cherchait à empêcher l'association. Il interdisait la diversité des travaux, et s'opposait ainsi au développement de l'intelligence et à l'accroissement de la puissance d'association. Il réduisait le peuple soumis à son action, à la condition de simples défricheurs du sol, en même temps qu'il imposait par la force l'épuisement de la terre. Tous ces phénomènes sont ceux qui accompagnent les premiers âges de la société, ces âges que nous appelons barbares, où l'on ne se procure les subsistances qu'avec la plus grande difficulté, où les famines et les pestes sont fréquentes, où existe avec le plus d'intensité la maladie de l'excès de population. Le système tendait à réduire la quantité des choses nécessaires à la vie ; et c'est pourquoi nous trouvons dans l'Irlande, dans l'Inde et à la Jamaïque les preuves les plus concluantes de la vérité des doctrines de l'école anglaise. C'était une politique rétrograde tendant à faire retourner la société à l'état de barbarie dont elle sortait ; et conséquemment, c'était une théorie rétrograde, nécessaire pour permettre aux individus qui cherchaient à en profiter, d'expliquer les maladies dont elle-même était la cause. Malthus et Ricardo fournirent cette théorie, qui nous offrit des lois divines, au moyen desquelles on nous rendait compte des famines, des pestes et de l'esclavage, qui n'étaient que le résultat inévitable de la conduite déraisonnable de l'homme.
Telle fut l'origine de cette économie politique moderne qui répudie si complètement les idées d'Adam Smith, et trouve dans le trafic un équivalent du commerce. Rétrograde de tout point, elle exige que nous ignorions immédiatement et à jamais l'existence d'une Divinité qui n'est que sagesse et bienveillance, et que nous mettions notre confiance dans un Être qui a établi les grandes lois naturelles, en vertu desquelles les hommes doivent nécessairement et « régulièrement mourir de besoin. »
Rétrograde sur tous les points, cette théorie enseigne :
Que, dans les premiers âges de la société, lorsqu'on s'est procuré les premiers instruments misérables à l'aide desquels ou peut travailler, les hommes sont en état de forcer la terre à récompenser plus largement leurs travaux ; mais qu'aussitôt « qu'ils se sont adonnés à la culture avec une certaine énergie et qu'ils ont appliqué à cette culture des instruments passables (6), » il survient une nouvelle loi en vertu de laquelle la récompense du travail devient plus faible chaque année.
Que, bien que le progrès dans la voie de la civilisation ait été partout signalé par un accroissement dans la puissance de l'homme sur la matière, il existe des causes « fixes et permanentes » pour que la matière, partout et en toute circonstance, obtienne un pouvoir plus considérable sur l'homme.
Que, bien que la valeur de l'homme ait augmenté partout, à mesure que la valeur des denrées nécessaires à ses besoins a diminué, la véritable route du progrès doit se trouver dans une seule direction ; à savoir l'emploi plus fréquent des navires et des charrois, par la raison que leur emploi donne le plus grand accroissement à la valeur de ces denrées.
Que, bien que les hommes soient devenus partout plus libres, à mesure que les travaux sont devenus plus diversifiés, et que l'utilité des diverses espèces de matière s'est de plus en plus développée, la voie du progrès se trouve cependant dans la division des nations en agricoles et en manufacturières, avec un atelier unique placé à des milliers de milles de distance, des lieux où les matières sont produites.
Que, bien que l'homme se soit toujours enrichi dans la proportion directe où le prix des matières premières s'est rapproché de celui du produit fabriqué, il doit accomplir un progrès nouveau et plus considérable, en adoptant un système qui a pour but de mettre à bas prix les matières premières et d'augmenter la quantité qui doit en être donnée, en échange du produit achevé.
Que, bien que l'homme ait toujours acquis plus de valeur, avec le développement du commerce et la diminution dans la nécessité d'avoir recours au trafic et aux moyens de transport, sa condition doit s'améliorer par l'établissement de la suprématie du trafic.
Que, bien que le progrès ait toujours été signalé par l'accroissement dans la puissance du travail sur le capital, il est nécessaire aujourd'hui « que le travail soit abondant et à bas prix » pour qu'il puisse être maintenu « suffisamment sous l'empire du capital. »
La tendance de toutes ses leçons étant telle que nous venons de l'exposer, il n'y a pas lieu d'être surpris que l'économie politique moderne ne voie dans l'homme qu'un animal destiné à procréer, qui doit être nourri, et qui peut être rendu apte à travailler, un instrument qui sera mis en oeuvre par le trafic ; qu'elle répudie toutes les qualités distinctives de l'homme et se borne à prendre en considération celles qu'il partage avec les bêtes de somme ou les animaux carnassiers ; qu'elle nie que le Créateur ait voulu que tout homme trouvât place au banquet de la vie, ou qu'il existe un motif quelconque pour qu'un pauvre ouvrier, pouvant et voulant travailler, ait plus de droit à être nourri que n'en a le filateur de coton à trouver un marché pour son tissu ; ou qu'elle assure à ses disciples, ainsi que le lecteur l'a déjà vu, « que le travail est une denrée, » et que, si les individus veulent se marier et ont des enfants sans avoir préalablement pris des mesures pour les nourrir, c'est à eux de subir leur sort, et que « si nous nous plaçons entre l'erreur et ses conséquences, nous nous plaçons entre le mal et son remède, que si nous nous opposons au châtiment (lorsqu'il n'aboutit pas positivement à la mort), nous perpétuons le péché (7). »