PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XIII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 9. — Causes de la décadence de l'Inde.
Un éminent économiste anglais apprend à ses lecteurs que malgré « l'extrême bon marché du travail dans l'Inde et la perfection à laquelle sont arrivés depuis longtemps les indigènes, le génie merveilleux de nos mécaniciens, l'admirable dextérité de nos ouvriers, et notre immense capital ont contrebalancé, et bien au-delà, la prime en apparence insurmontable des salaires élevés et ont permis à nos manufacturiers de renverser tout obstacle, et de triompher du travail à meilleur marché, des matières premières à portée des producteurs et de l'industrie traditionnelle des Hindous ; et que, par suite, la fabrication indigène a reçu une atteinte dont il n'est pas probable qu'elle se relève jamais (36). »
« De Smyrne à Canton, de Madras à Samarcande, dit ailleurs le même écrivain, nous supplantons les producteurs indigènes, » et, conséquemment, nous annihilons cette puissance d'association qui permet à l'homme de commander les services de la nature et de passer de l'état d'esclavage à l'état de liberté.
Le capital augmente toujours à mesure que le salaire devient plus élevé, et diminue à mesure que le salaire baisse. Le salaire hausse toujours en même temps que diminue la nécessité d'effectuer des changements de lieu, et baisse toujours à mesure que celle-ci augmente. Les mesures auxquelles on a eu recours pour détruire les manufactures de l'Inde, avaient pour but d'accroître cette nécessité de la part de l'Indien producteur de subsistances et de coton, et de lui infliger un impôt plus dur que tout autre qu'on eût pu inventer, et de le diminuer de la part du producteur de subsistances anglais, et de l'affranchir ainsi de l'impôt auquel il avait été soumis antérieurement ; et l'on peut constater le résultat de cet état de choses par la hausse du salaire et l'accumulation rapide du capital chez le dernier, aussi bien que par la baisse du salaire et la disparition du capital chez le premier. Lors donc que M. Mac Culloch, en énumérant ainsi les causes du changement qui a eu lieu, omet d'ajouter cette autre cause, l'exercice de la puissance par les forts à l'égard des faibles, de la puissance des trafiquants associés sur les individus disséminés qui veulent entretenir le commerce, il passe sous silence le plus important de tous les éléments du calcul. L'Hindou était aussi capable que l'Anglais d'appliquer les machines d'Arkwright, et si le peuple d'Angleterre et celui de l'Inde n'eussent formé qu'un seul peuple, si leurs droits eussent été considérés comme égaux, ces machines seraient arrivées jusqu'aux champs de coton de l'Inde, permettant aux membres de sa population de s'associer encore plus étroitement, de combiner plus intimement leurs opérations, de développer d'une façon plus complète, leurs facultés individuelles, et d'entretenir encore sur une plus grande échelle le commerce intérieur et extérieur. Sous l'empire de pareilles circonstances, l'Inde aujourd'hui présenterait le spectacle de la plus haute prospérité ; à sa place, nous ne rencontrons qu'une série constante, de famines et d'épidémies, accompagnées de l'amoindrissement de l'individualité et de la liberté ; amenant nécessairement à sa suite une succession constante de guerres, en vue d'acquérir de nouveaux territoires, pour y trafiquer, et la faculté constamment croissante de percevoir l'impôt qui doit entretenir le jeu de la machine gouvernementale (37).
L'histoire du monde n'est que le récit des efforts de quelques individus, qui avaient la force en main, pour restreindre le développement de la puissance d'association, empêcher l'organisation de la société, intervenir dans l'entretien du commerce, retarder la conquête de cet empire sur la nature qui constitue la richesse, et asservir ainsi une minorité faible. Chacune de ces pages offre la preuve du caractère instable de toute prospérité obtenue à l'aide de mesures qui violent cette loi si importante, cette loi fondamentale du christianisme, exigeant que nous respections les droits d'autrui comme nous voudrions qu'ils respectassent les nôtres ; mais aucune page ne nous offre une leçon plus instructive que celle où se trouvent consignés l'anéantissement du commerce dans l'Inde, et le développement en Angleterre de ce paupérisme qui a donné naissance à la doctrine de l'excès de population. Tous deux se sont accrus et doivent décroître ensemble, les mesures nécessaires pour soulager les Hindous étant exactement celles qui le sont aussi pour extirper len paupérisme parmi les Anglais.