PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XIII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 6. — Sécurité moindre des individus et des propriétés, correspondant avec l'extension de la domination britannique et le développement de la centralisation.
Dans toute l'étendue de l'univers et dans tous les siècles, le progrès vers la civilisation ayant eu lieu en raison de la tendance vers l'activité locale et le développement de la faculté individuelle ; et le système que nous soumettons en ce moment à l'examen visant à des résultats directement contraires, nous pouvions, avec raison, nous attendre à trouver, à chaque pas, une tendance croissante dans la direction inverse. Le développement de la civilisation est signalé par un accroissement dans la sécurité des individus et des propriétés ; et cet accroissement, nous le constatons, en quittant les anciennes possessions de la Compagnie, et pénétrant dans celles qu'elle a nouvellement acquises (29). Les crimes de toute espèce, le vol par bandes, le parjure, le crime de faux, sont très-fréquents dans le Bengale et à Madras, et la pauvreté du cultivateur y est arrivée à de telles extrémités que l'impôt y est le moins considérable et ne se perçoit qu'avec le plus grande difficulté ; et c'est aussi dans ces résidences que la puissance d'association a été anéantie le plus efficacement. Si nous passons dans les provinces du Nord-Ouest, acquises plus récemment, les personnes et les propriétés y trouvent une sécurité relative et le revenu de l'impôt augmente ; mais lorsque nous atteignons le Punjab, — tout récemment encore, soumis à la domination de Runjeet Singh et de ses successeurs, — nous constatons que, bien qu'on nous les ait représentés comme des tyrans, les agglomérations formant les villages et le système d'association si bien conçu y sont demeurés intacts. Là des fonctionnaires de toute sorte ont une plus grande responsabilité, par rapport à l'accomplissement de leurs devoirs, que leurs collègues dans les provinces plus anciennes ; la propriété et l'individu y jouissent d'une plus grande sécurité que dans le reste de l'Inde. Le vol par bandes y est rare, le parjure peu fréquent ; et ainsi que N. Campbell l'assure à ses lecteurs, un serment solennel « lie d'une façon étonnante. » « Plus il y a longtemps que nous possédons une province, continue-t-il, plus le parjure y devient commun et général ; et plus se fortifie, conséquemment, la preuve de ce fait, que le sentiment de responsabilité envers Dieu et l'homme diminue, en même temps que l'individualité et la puissance d'association. Ce sentiment s'accroît partout avec le pouvoir d'entretenir le commerce, et il décroît partout, à mesure que l'homme devient un pur instrument dont se sert le trafic. Les peuplades des parties élevées de l'Inde se font remarquer par leur véracité rigoureuse ; dans les villages on entend aussi peu parler de mensonge, dit le colonel Sleeman, que dans aucune autre partie du monde, sur une étendue de terrain et avec une population égales (30). »
Dans les provinces nouvellement acquises, le peuple lit et écrit avec facilité ; et les individus sont doués d'énergie physique et morale, ils sont bons cultivateurs, et comprennent parfaitement à la fois leurs droits et leurs devoirs ; tandis que dans les anciennes provinces, l'éducation a disparu et avec elle le pouvoir de s'associer pour tout espèce de but utile. Dans les nouvelles provinces le commerce est considérable, ainsi qu'il appert des fait suivants, représentant le chiffre de la population et du revenu postal du Bengale, des provinces du Nord-Ouest et du Punjab, placées suivant leur ordre d'acquisition par la compagnie :
Population. Revenu postal.
Bengale. 41 000 000 480 500 roupies.
Provinces du Nord-Ouest 24 000 000 978 000 id.
Punjab 8 000 000 178 000 id.
Nous avons présenté ici ce fait remarquable que, dans le pays des Sikhs, si longtemps représenté comme le théâtre d'une tyrannie avide, huit millions d'individus paient autant de droits de poste que quinze millions au Bengale, bien que, dans cette dernière province, nous trouvions Calcutta, siège de toutes les opérations d'un grand gouvernement centralisé. Il n'est pas extraordinaire qu'il en soit ainsi ; car le pouvoir de faire un emploi avantageux du travail diminue à mesure que l'on se rapproche du centre de la puissance britannique, et augmente à mesure que l'on s'en éloigne. L'oisiveté et l'ivrognerie se donnent la main ; et c'est pourquoi M. Campbell se trouve obligé de constater « que l'intempérance augmente là où notre domination et notre système sont établis depuis longtemps (31), » en même temps que le capitaine Westmacott apprend à ses lecteurs « que c'est dans les lieux depuis le plus longtemps soumis à notre domination, que se trouve la somme de crime et de dépravation la plus considérable. »
Calcutta grandit, Calcutta la ville des palais ; mais la pauvreté et la misère croissent à mesure que le commerce est, de plus en plus, sacrifié pour favoriser les intérêts du trafic. Sous la domination des indigènes, la population de chaque district pouvait faire des échanges réciproques, donnant des subsistances contre du coton, ou des tissus de coton, n'ayant personne à payer pour jouir du privilége. Aujourd'hui, tout individu doit envoyer son coton à Calcutta, pour être, de là, exporté en Angleterre avec le riz et l'indigo de ses voisins, avant que lui et eux puissent échanger des subsistances contre des tissus ou du coton ; et plus est considérable la quantité qu'ils envoient, plus est grande la tendance à l'abaissement du prix. La centralisation va chaque jour croissant, et chaque phase de son accroissement est marquée par l'impossibilité croissante de payer les impôts, et la nécessité plus impérieuse de chercher de nouveaux marchés pour y vendre des tissus, et d'amasser ce qu'on appelle des rentes ; et plus se développe l'extension du système, plus est grande la difficulté de recueillir le revenu suffisant pour maintenir en activité la machine gouvernementale. C'est là ce qui força les représentants de la puissance et de la civilisation britanniques à devenir trafiquants de cette drogue funeste qu'on appelle l'opium. Grâce à ce moyen, la population de la Chine acquitte chaque année un impôt qui représente près de 20 millions de dollars et l'existence de 500 000 individus.
« Devant un pareil fait, dit un auteur moderne, les sacrifices au dieu Jagernauth, se réduisent à rien. » Et cependant, c'est pour maintenir ce trafic que les bourgs et les villes de la Chine ont été saccagés, leur population ruinée, lors même qu'elle n'a pas été exterminée. Le trafic et la guerre se sont donné la main depuis le commencement du monde, et tous leurs triomphes ont été obtenus aux dépens du commerce.