PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 3. —Phénomènes sociaux, tels qu'ils se présentent dans l'histoire de l'Irlande.
A l'époque de la révolution de 1688, la fabrication des étoffes de laine faisait de rapides progrès en Irlande (11). Mais le gouvernement de Guillaume et Marie, pour répondre à la requête qui lui était adressée par les marchands de Londres, s'engagea à décourager cette fabrication dans le but d'amener forcément en Angleterre l'exportation des matières premières, tandis qu'on en prohibait l'exportation dans les pays étrangers. On ne permit l'importation des étoffes ou des fils de laine, de l'Irlande en Angleterre, qu'en passant par certains ports ; mais leur exportation aux colonies aussi bien que celle des autres produits manufacturés, fut compté-tement prohibée. Les navires irlandais furent ensuite privés de toute participation aux bénéfices des lois sur la navigation, en même temps qu'on leur interdisait les pêcheries. Le sucre ne put être importé que par la voie de l'Angleterre ; et comme on n'accordait pas de prime pour son exportation en Irlande, celle-ci se trouvait ainsi taxée pour l'entretien du gouvernement étranger, en même temps qu'elle entretenait le sien propre. Tous les produits coloniaux devaient être transportés d'abord en Angleterre, après quoi ils pouvaient être embarqués pour l'Irlande ; on exigeait que le voyage d'importation se fit sur des navires anglais, manœuvrés par des matelots anglais et possédés par des négociants anglais ; on augmentait ainsi, dans la proportion la plus élevée, la taxe de transport, en même temps qu'on refusait au peuple irlandais toute participation à l'emploi des taxes ainsi perçues.
En même temps que, dans les limites du possible, on leur interdisait tous les travaux tendant à la diversité des industries, et qu'on leur ôtait ainsi la faculté de s'associer au profit de leurs intérêts, on les engageait, par toute espèce de moyens, à se borner à la production des denrées demandées par les manufacturiers anglais ; la laine, le chanvre et le lin étaient admis en Angleterre sans payer de droits. Les hommes, les femmes et les enfants étaient regardés comme des instruments que le trafic avait à mettre en oeuvre ; et là, comme à la Jamaïque, on leur refusait tout emploi de leurs bras autre que le travail des champs, et toute occasion d'accomplir des progrès intellectuels, telle qu'elle résulte ailleurs de l'association de l'agriculture et des arts mécaniques.
Toutefois, pendant la guerre de la révolution américaine, la liberté du commerce fut réclamée pour l'Irlande, et sous l'empire de circonstances qui firent accueillir favorablement la demande ; comme conséquence de ce fait, des changements s'opérèrent peu à peu, jusqu'à ce qu'enfin, en 1783, on en vînt à reconnaître complètement son indépendance législative. La première des mesures adoptées à cette époque, fut l'imposition de droits sur divers articles de fabrication étrangère, dans le but avoué de permettre à la nation irlandaise d'employer l'excédant de son travail à convertir en drap son blé et sa laine ; et à la rendre ainsi capable de mettre en pratique le système si admiré par Adam Smith. A partir de ce moment, le commerce fit de rapides progrès, qui furent suivis d'un développement correspondant des facultés intellectuelles ; ainsi qu'on peut le déduire de ce fait, que, bien que la population fût peu nombreuse, il y existait une demande de livres assez considérable pour avoir justifié la reproduction de tous les principaux rapports du jour sur les lois anglaises, d'un grand nombre de rapports anciens ainsi que des principaux romans, voyages et ouvrages sur divers sujets. Une seule maison de librairie, à Dublin, publia plus de livres qu'on n'en demande aujourd'hui, probablement, pour les besoins du royaume, malgré l'accroissement de la population.
Avec l'année 1801, la centralisation étant établie, il survint un changement. Par l'Acte d'Union, les lois relatives aux droits d'auteur s'étendirent à l'Irlande, et aussitôt la fabrication des livres, déjà considérable, et qui prenait des accroissements rapides, fut complètement anéantie. Les lois sur les patentes ayant été également appliquées par extension à ce pays, il devint, tout d'abord, évident que les manufactures irlandaises de toute sorte devaient suivre un mouvement rétroactif. L'Angleterre possédait le marché national, le marché étranger, et celui de l'Irlande lui était ouvert ; tandis que les manufacturiers irlandais étaient forcés de lutter pour leur existence, et sous l'influence des conditions les plus désavantageuses sur leur propre sol. La première disposait des moyens nécessaires pour acheter des machines coûteuses, et pour adopter tous les perfectionnements réalisables, de quelque nature qu'ils fussent, tandis que la seconde était hors d'état de le faire. Il arriva, comme conséquence naturelle, que les manufactures irlandaises cessèrent peu à peu d'exister, à mesure que l'Acte d'Union eut son effet. En vertu des dispositions de cet Acte, les droits établis par le parlement irlandais, en vue de protéger les fermiers de l'Irlande dans leurs efforts pour rapprocher d'eux plus étroitement les artisans, devaient diminuer graduellement, jusqu'à ce que le libre échange fût complètement établi ; ou, en d'autres termes, Manchester et Birmingham devaient accaparer le monopole de l'approvisionnement de l'Irlande en drap et en fer. La perception du droit sur les laines anglaises devait continuer pendant vingt ans. Les droits presque prohibitifs, dont étaient frappés les calicots et les mousselines de l'Angleterre, devaient être prorogés jusqu'en 1808 ; après cette époque ils devaient diminuer graduellement, pour cesser, finalement, d'être perçus en 1821. Les droits sur le fil de coton devaient être abolis en 1810. L'effet produit par ces mesures, pour diminuer la demande du travail irlandais, se révèle dans ce fait, que les chefs de manufactures de Dublin, dont le nombre, en 1800, ne s'élevait pas à moins de 91, était tombé à 12 en 1840 ; que le nombre de bras employés avait diminué dans la proportion de 4 918 à 602 ; et que les cardeurs de laine et les fabricants de tapis avaient presque entièrement disparu. Il en était de même à Cork, à Kilkenny, à Wicklow et dans tous les autres centres manufacturiers. Dans la première de ces villes, se trouvaient en grand nombre les filateurs de coton, les blanchisseurs d'étoffes et les imprimeurs sur calicots, en même temps que, dans la dernière, les tisseurs de tresse et de laine grossière, les bonnetiers et les tisseurs d'étoffes de laine se comptaient par milliers ; tandis qu'en 1834, la totalité des individus se livrant à ces travaux ne dépassait pas le chiffre de 500 (12).
Se trouvant privé de tout emploi de ses bras excepté dans le travail agricole, la terre devint naturellement le but principal de ses poursuites. « La terre est la vie, a dit avec tant de vérité et d'énergie le premier Juge Blackburn, » et la population avait maintenant, devant elle, le choix entre l'occupation de la terre, moyennant un fermage quel qu'il fût, ou la mort par la faim. Le seigneur de la terre put ainsi imposer ses propres conditions ; et c'est ainsi que nous avons entendu parler d'une acre de terre payée jusqu'à cinq, six, huit et même jusqu'à dix liv. sterl. « Des fermages énormes, des salaires bas, des fermes d'une étendue excessive, louées par des propriétaires rapaces et indolents à des spéculateurs fonciers monopoleurs, pour être sous-louées par des oppresseurs intermédiaires à une valeur quintuple, au milieu de misérables mourant de faim, ne mangeant que des pommes de terre et ne buvant que de l'eau, » tous ces faits amenèrent une série constante d'attaques contre la propriété, suivie de la promulgation d'actes contre l'insurrection, d'actes contre la détention des armes, d'actes de coercition, lorsque le véritable remède se trouvait, dans l'adoption d'un système qui eût permis aux Irlandais d'associer leurs efforts, et d'entretenir ainsi le commerce qui était alors sacrifié sur l'autel du trafic.
Pour que le commerce puisse naître ou se maintenir en quelque lieu que ce soit, il faut qu'il existe, en effet, des différences entre les positions des individus ; car les fermiers n'ont pas besoin d'échanger entre eux des pommes de terre, quelque besoin qu'ils aient des services du forgeron, du charpentier, du mineur, ou du meunier. La centralisation anéantit toutes les différences qui avaient existé, et força toute la population de se livrer à la culture de la terre ; et les résultats obtenus furent précisément ceux auxquels on pouvait s'attendre avec raison. La demande d'efforts humains, intellectuels ou physiques, cessant graduellement d'avoir lieu, des millions d'individus se trouvèrent acculés à la position de consommateurs de capital sous la forme d'aliments, en même temps qu'ils étaient complètement hors d'état de vendre le travail qui en était le produit. Quelque part que se transportât le voyageur, il trouvait des centaines et des milliers d'individus désireux de travailler, mais n'ayant pas de travail ; tandis que des dizaines de milliers erraient à travers l'Angleterre, cherchant à vendre leur travail, pour gagner le maigre salaire qui devait leur permettre de payer leur fermage dans leur pays. Tous les travaux leur étant interdits à l'exception d'un seul, ils étaient contraints de dépenser, en pure perte, plus de force cent fois qu'il n'en eût fallu pour payer tous les produits des manufactures anglaises qu'ils consommaient aujourd'hui, et c'est ainsi qu’ils devinrent, ainsi que s'exprime le Times de Londres, «les fendeurs de bois et les tireurs d'eau du Saxon (13). »
Les écrivains anglais nous affirment que l'Irlande a manqué du capital indispensable pour l'industrie manufacturière ; mais il doit toujours en être ainsi à l'égard des pays purement agricoles. Dans un pays quelconque, il ne faut, pour rendre le capital abondant, que l'existence de cette puissance d'association qui permet à tout individu de trouver un acheteur pour son propre travail, et de devenir acheteur de celui des autres. Le pouvoir de rendre des services corporels ou intellectuels résulte d'un capital consommé, et il constitue le capital que le travailleur peut offrir en échange. Lorsque la diversité des travaux existe, le mouvement de la société est rapide, et tout ce capital reparaît sous la forme de denrées ; mais lorsqu'il n'y a d'autre occupation que l'agriculture, le mouvement est lent, et la plus grande partie se trouve perdue. Des millions d'Irlandais dissipaient chaque jour leur capital, et c'est ainsi, conséquemment, que ce capital faisait défaut. On n'avait pas éprouvé une pareille insuffisance de ressources dans la période qui s'écoula entre 1783 et 1801, parce qu'alors le commerce prenait un accroissement constant, donnant lieu à la demande de toutes les forces physiques et intellectuelles de la société. Depuis cette époque, le commerce déclina peu à peu, jusqu'au moment où il cessa complètement d'exister ; et c'est ainsi qu'il y eut déperdition, chaque année, d'un capital irlandais, qui eût pu suffire, appliqué convenablement, à la création de toutes les machines employées à la fabrication des étoffes de coton et de laine existantes en Angleterre. C'est cette déperdition forcée de capital que nous devons considérer, si nous voulons trouver la cause de la décadence et de la chute de la nation irlandaise.
A mesure que le commerce déclina, le pouvoir du trafiquant augmenta ; et les intermédiaires amassèrent des fortunes qu'ils ne pouvaient placer dans des machines d'aucune sorte, et qu’ils ne voulaient pas appliquer à l'amélioration du sol de l'Irlande ; d'où il résulta que des quantités considérables de capital furent chaque année transportées en Angleterre. D'après un document officiel, il fut démontré que pendant les treize années qui suivirent le triomphe définitif du trafic sur le commerce en 1821, le transfert des cautionnements publics, de l'Angleterre en lrlande, s'éleva presque au même nombre de millions de liv. sterl. ; et c'est ainsi que le travail et le capital à bon marché furent contraints de servir à élever « les grands ateliers de l'Angleterre. » En outre, il fut ordonné par une loi que toutes les fois que de pauvres gens contribueraient aux fonds de réserve, la somme ne serait employée d'aucune façon calculée pour fournir un travail local, mais serait transférée pour être placée dans les fonds publics anglais. Les landlords émigrèrent en Angleterre et leurs revenus les y suivirent. Les agents intermédiaires firent passer leur capital en Angleterre. Le trafiquant ou l'ouvrier qui put amasser un petit capital, le vit envoyer en Angleterre et fut alors obligé de le suivre.
Que la centralisation, l'esclavage, la dépopulation et la mort marchent toujours ensemble, c'est un fait dont la preuve se retrouve à chaque page de l'histoire ; mais nulle part elle n'est aussi complète que dans les pages où se trouve retracée l'histoire de l'Irlande, depuis le jour où elle cessa d'avoir un Parlement, et ne fut plus qu'un appendice de la couronne d'Angleterre.
La forme sous laquelle s'en allèrent au dehors les revenus, les profits et les épargnes, aussi bien que les impôts, fut celle des produits bruts du sol devant être consommés ailleurs, ne rapportant rien qui dût retourner à la terre, laquelle en conséquence s'appauvrit. L'exportation du blé, dans les trois premières années qui suivirent la promulgation de l'Acte d'Union, donna en moyenne environ 300 000 quarters ; mais le marché national cessant peu à peu d'exister, cette exportation augmenta, jusqu'au moment où, trente ans après, elle atteignit une moyenne annuelle de 2 millions et demi de quarters, ou 22 500 000 de nos boisseaux. Les pauvres gens vendaient, en réalité, leur sol pour payer les tissus de coton et de laine qu'ils auraient fabriqués eux-mêmes, la houille abondante leur pays, le fer dont tous les éléments existaient chez eux à profusion, et enfin une petite quantité de thé, de sucre et d'autres denrées étrangères ; tandis que la somme nécessaire pour payer la rente aux seigneurs absents et l'intérêt aux créanciers hypothécaires était évaluée à plus de 30 millions de dollars. Il y avait là un moyen d'épuisement qu'aucune nation ne pourrait supporter, quelque considérable que fût sa puissance productive ; et l'existence de ce moyen était due à un système qui, interdisant l'application du travail, du talent ou du capital à toute autre chose que l'agriculture, empêchait le progrès de la civilisation. Ceux qui pouvaient vivre sans travailler, voyant que l'organisation de la société avait changé, émigrèrent en Angleterre, en France ou en Italie. Ceux qui voulaient travailler, et se sentaient capables de faire quelque chose de plus qu'un simple travail manuel, émigrèrent en Angleterre ou en Amérique ; et c'est ainsi que, peu à peu, ce malheureux pays fut dépouillé de tout ce qui pouvait en faire un séjour où l'on se plût à demeurer, en même temps que ceux qui ne purent partir « mouraient de faim par millions (14) » et se trouvaient heureux lorsque, parmi eux, un individu parvenu à l'âge adulte pouvait trouver du travail à raison de 6 pence par jour, sans être ni vêtu, ni logé, ni même nourri.
L'existence d'un pareil état de choses, disaient les défenseurs du système qui tend à transformer tous les pays situés hors de l'Angleterre en une seule et immense ferme, devait s'expliquer par ce fait, que la population était trop nombreuse pour la terre ; et cependant un tiers de la superficie, renfermant les terrains les plus fertiles du royaume, restait inoccupé et inculte. « Parmi les comtés particuliers, dit un écrivain anglais, Mayo, avec une population de 389 000 individus et un état de revenus qui n'est que de 300 000 liv., possède une superficie de terrain de 1 364 000 acres sur lesquelles 800 000 sont en friche. Une étendue qui n'est pas moindre que 470 000 acres, c'est-à-dire presque égale à la totalité de la superficie cultivée aujourd'hui, est déclarée revendicable. Galway, avec une population de 423 000 individus et un revenu évalué à 433 000 liv. sterl., a plus de 700 000 acres de terres incultes, dont 410 000 sont revendicables. Herry, avec une population de 293 000 individus, possède une superficie de 1 186 000 acres, dont 727 000 sont incultes et 400 000 revendicables. Même l'Union des Glenties, appartenant à lord Monteagle, et le nec plus ultra d'une population surabondante, possède une superficie de 245 000 acres, sur lesquelles 200 000 sont incultes, et dont la plus grande partie est revendicable pour sa population de 43 000 individus. La baronnie d'Ennis, celte abomination de la désolation, contient 230 000 acres, pour ses 5 000 pauvres, proportion qui, ainsi que le fait remarquer M. Carter, un des principaux propriétaires, dans son avertissement circulaire à ses tenanciers, constitue le chiffre d'une famille seulement par 230 acres ; de telle façon que si un seul membre de la famille était occupé sur une étendue de 230 acres, il n'y aurait pas un seul pauvre en proie au besoin dans toute l'étendue du district ; ce qui prouve, ajoute-t-il, qu'il ne manque que le travail pour rendre à ce pays sa situation normale, opinion à laquelle nous nous rallions complètement. »
Il ne fallait rien autre chose que du travail, — rien autre chose que le pouvoir d'entretenir le commerce ; mais le commerce ne pouvait exister sous l'empire d'un système qui, en peu de temps, avait anéanti la fabrication des tissus de coton de l'Inde, malgré l'avantage d'avoir le coton sur les lieux mêmes, affranchi de tous frais de transport. Ainsi qu'à la Jamaïque, ainsi que dans l'Inde, la terre ayant été peu à peu épuisée par l'exportation de ses produits à leur état le plus grossier, le pays avait vu tarir son capital ; et il en était résulté, comme conséquence nécessaire, que le travail des hommes mêmes n'était pas demandé, tandis que les femmes et les enfants mouraient de faim, afin que les femmes et les enfants de l'Angleterre pussent filer le coton et tisser le drap que l'Irlande, trop pauvre, ne pouvait acheter.
Quelque déplorable, toutefois, que fût l'état de choses constaté par nous jusqu'à ce moment, un état pire encore était presque imminent. La pauvreté et la misère forçant la malheureuse population irlandaise de traverser la Manche par milliers, — suivant ainsi le capital et le sol transférés à Birmingham et à Manchester — les rues et les caves de ces villes et celles de Londres, de Liverpool et de Glasgow se trouvèrent remplies d'hommes, de femmes et d'enfants, hors d'état de vendre leur travail et périssant faute de nourriture. Dans la campagne, on vit des hommes offrir de faire le travail des champs, pour la nourriture seule ; un cri s'éleva parmi le peuple anglais, les ouvriers, disait-on, allaient être débordés par ces Irlandais affamés. Pour obvier à cet inconvénient, il fallait que les landlords Irlandais fussent contraints d'entretenir leurs pauvres, ainsi qu'ils en furent immédiatement requis par acte du Parlement, bien que pendant près d'un demi-siècle, antérieurement, l'Angleterre eût retenti de publication de lois sur les pauvres, comme étant complètement en contradiction avec tous les principes d'une saine économie politique. Et cependant le système — visant ainsi qu'il le faisait en réalité, à l'anéantissement de la puissance d'association, — était lui-même en opposition avec tous ces principes ; et conséquemment il arriva que l'action de la législation fut requise, pour être opposée directement à tout ce qu'on avait enseigné dans les écoles. La pratique, sous l'empire d'un bon système, peut être compatible avec la théorie, mais elle ne peut l'être sous l'empire d'un système mal ordonné.
Avec la promulgation de la loi irlandaise sur les pauvres, il se manifesta naturellement un plus grand désir de débarrasser le pays d'une population qui, incapable de vendre son travail, l'était aussi de payer aucune rente ; et depuis cette époque jusqu'à nos jours, l'Irlande a offert à l'observateur les scènes les plus repoussantes, par suite de la destruction des maisons et de l'expulsion de ses habitants, scènes dignes bien plutôt des parties les plus sauvages de l'Afrique, que d'une nation faisant partie intégrante de l'empire britannique (15).
Jusqu'à ce moment l'agriculture irlandaise avait été protégée sur le marché Anglais, et c'était une sorte de petite compensation pour le sacrifice du marché national ; mais aujourd'hui, cette faveur même, tout insignifiante qu'elle fût, lui était enlevée. Comme la population de la Jamaïque, la population de l'Irlande est devenue pauvre et le trafic avec elle a cessé d'avoir de la valeur, bien que les Irlandais, il n'y a guère que 70 ans, fussent les meilleurs chalands de l'Angleterre. Ce système ayant épuisé tous les pays où le commerce avait été sacrifié au trafic, — tels que l'Inde, le Portugal, la Turquie, les Antilles et l'Irlande elle-même, — il devint nécessaire de faire effort pour se créer des marchés parmi ceux qui, jusqu'à un certain point, avaient rapproché le consommateur du producteur, à savoir : les États-Unis, la France, la Belgique, l'Allemagne et la Russie ; et pour atteindre ce but, on leur offrit de mettre en pratique le même système qui avait épuisé l'Irlande. Partout les fermiers furent invités à appauvrir leur sol en expédiant les produits en Angleterre pour y être consommés ; et les lois sur les céréales furent rapportées, dans le but de permettre à ces pays d'entrer en concurrence avec l'Irlandais affamé, qui fut ainsi privé immédiatement du marché de l'Angleterre, ainsi qu'il avait été privé du sien propre par l'Acte d'Union. La coupe de la misère, déjà bien près d'être pleine fut alors comblée. Le prix des subsistances baissa et le travailleur fut ruiné ; car tout le produit de sa terre pouvait à peine payer son fermage. Le landlord fut ruiné ; car en même temps qu'il ne pouvait percevoir de revenu, il se trouvait taxé d'une façon onéreuse pour entretenir ses tenanciers appauvris. La terre était grevée d'hypothèques et de constitutions de rentes créées, à l'époque où les subsistances étaient à un prix élevé ; mais maintenant il ne pouvait continuer à payer l'intérêt. Ce fut dans cette intention que le peuple anglais eut recours à la mesure révolutionnaire de la création d'un tribunal spécial, pour la vente de toutes les propriétés hypothéquées et la distribution des produits de cette vente ; donnant ainsi la preuve la plus claire des mauvais errements du système qui avait régi l'Irlande.
Le propriétaire terrien appauvri, éprouvait maintenant le même sort auquel avait succombé son malheureux tenancier ; et à partir de cette époque, la famine et la peste, les rasements de maisons et les évictions ont été à l'ordre du jour. Leur effet ayant été partout de faire expulser les pauvres gens de la terre, les conséquences se révèlent dans ce fait, que la population comptait en 1850, un million six cent cinquante-cinq mille de moins qu'en 1840, tandis que la population famélique des villes avait augmenté considérablement. La population du comté de Cork avait diminué de 222 000 individus, tandis que celle de Dublin avait augmenté de 22 000. Le comté de Galway en avait perdu 125 000, tandis que la ville en avait gagné 7 422 ; Connaught avait perdu 414 000, tandis que Limerick et Belfort en avaient gagné 30 000. Le nombre des maisons habitées était tombé de 1 328 000 à 1 047 000, soit une diminution de plus de 20 %. En annonçant ces faits saisissants, le Times de Londres établissait que, pendant toute une génération, l'homme n'avait été qu'un poison en Irlande, et la population une plaie. « L'inépuisable approvisionnement d'Irlandais, avait, continuait-il, maintenu à un taux bas le prix du travail anglais ; » mais ce bon marché du travail « avait contribué immensément aux progrès et à la puissance de l'Angleterre, et considérablement aux jouissances des individus qui avaient de l'argent à dépenser. » Maintenant, toutefois, un changement semblait imminent, et il était à craindre que la prospérité de l'Angleterre, fondée, ainsi qu'elle l'avait été, sur le bon marché du travail irlandais, ne se trouvât interrompue, la famine et la peste, les évictions et l'émigration, éclaircissant la population de ces mêmes Celtes qui avaient si longtemps, disait-on, formé « cette masse stagnante » d'une population sans ouvrage, grâce à laquelle le capital anglais avait obtenu une domination si complète sur le travail de l'Angleterre.
C'est à l'état de stagnation résultant de l'absence de diversité dans les travaux, parmi les différentes parties de la société, qu'il faut attribuer tous ces effets. Le système tout entier tend à isoler le consommateur du producteur, et à augmenter au plus haut degré l'impôt inhérent à la nécessité d'effectuer des changements de lieu ; et c'est à lui que sont dus l'épuisement de l'Irlande, la ruine de ses propriétaires terriens, la misère de sa population affamée et la dégradation du pays qui a fourni au Continent non-seulement ses meilleurs soldats, et à l'Empire ses ouvriers les plus actifs et les plus intelligents, mais encore des hommes tels que les Burke, les Grattan, les Sheridan et les Wellington. Cependant les journaux anglais se félicitent de voir disparaître peu à peu la population indigène, et trouvent dans « la disparition de la race celtique, dans la proportion d'un quart de million d'individus par an, un remède plus sûr pour le mal invétéré de l'Irlande qu'aucun autre que pourrait avoir imaginé l'esprit humain. » Le mal dont nous parlons ici, c'est l'absence complète de la demande du travail, résultant de cette malheureuse détermination prise par le peuple anglais de détruire la puissance d'association dans le monde. Le remède infaillible au mal se trouve dans les pestes, les famines et l'expatriation, résultats nécessaires de l'épuisement du sol, qui suit l'exportation de ses produits à leur état le plus grossier. On n'imaginerait guère une confirmation plus énergique du caractère funeste d'un tel système pour le peuple anglais lui-même, que celle qui se trouve renfermée dans le paragraphe suivant :
« Lorsque le Celte a traversé l'Océan, il commence pour la première fois de sa vie, à consommer les produits de l'Angleterre et à contribuer indirectement au revenu de ses douanes. Nous verrons peut-être arriver le jour où le principal produit de l'Irlande sera le bétail, et où les Anglais et les Écossais formeront la majorité de sa population. Les neuf ou dix millions d'irlandais qui, à cette heure, se sont établis aux États-Unis, ne peuvent être moins amis de l'Angleterre, et seront assurément pour elle de bien meilleurs chalands, qu'ils ne le sont aujourd'hui (16). »
Lorsque le Celte quitte l'Irlande, il quitte un pays presque entièrement agricole, et dans de semblables pays, l'homme n'est guère autre chose qu'un esclave. Arrivé en Amérique, il se trouve dans un pays où, à quelque faible degré, on a mis à même de se rapprocher le fermier et l'artisan ; et là il devient un homme libre et un acheteur pour l'Angleterre.
Que la nation qui commence par exporter les matières premières doive finir par exporter les hommes, c'est ce qui est prouvé par les chiffres suivants, fournis par les quatre derniers recensements de l'Irlande :
En 1821, la population était de 6 801 827.
En 1831, — de 7 767 491. — Augmentation 965 574
En 1841, — de 8 175 124. id. 407 723
En 1851, elle n'était plus que de 6 515 794. — Décroissance 1 659 330
A quelles causes faut-il attribuer cette marche extraordinaire des événements? Assurément ce n'est pas à ce que la terre manque en aucune façon ; car près du tiers de sa superficie — contenant des millions d'acres des sols les plus riches du royaume, — reste à l'état de nature. Ce n'est pas à l'infériorité primitive du sol sous le rapport de la culture ; car il a été, de l'aveu général, un des plus riches de l'empire. Ce n'est pas au manque de minerais ou de combustible, car la houille abonde et les minerais de fer, de la plus riche nature, aussi bien que ceux d'autres métaux, y existent répandus avec profusion. Ce n'est à l'absence d'aucune qualité physique chez l'Irlandais ; il est établi en fait qu'il est capable d'exécuter une bien plus grande somme de travail que l'Anglais, le Français ou le Belge. Ce n'est pas au défaut d'aptitude intellectuelle, puisque l'Irlande a donné à l'Angleterre ses militaires et ses hommes d'état les plus distingués, et qu'elle a, dans le monde, fourni la preuve que l'Irlande est capable du développement intellectuel le plus élevé. Et cependant, en même temps qu'il possède tous les avantages naturels, l'Irlandais est esclave dans son propre pays, esclave du maître le plus rude, et réduit à une condition de misère et de détresse telle qu'on n'en voit dans aucune autre partie du monde civilisé. N'ayant à choisir qu'entre l'expatriation et la famine, nous le voyons partout abandonnant la demeure de ses pères, pour chercher en d'autres contrées la subsistance que ne peut plus lui donner l'Irlande, si richement dotée sous le rapport du sol et des substances minérales, de ses rivières navigables et de ses facilités de communication avec le monde.
La valeur de la terre et du travail étant complètement dépendante du pouvoir d'entretenir le commerce, et ce pouvoir n'existant pas en Irlande, on comprendra, facilement pourquoi l'une et l'autre sont à peu près sans valeur, aussi bien qu'en Turquie, en Portugal et à la Jamaïque. Ils ne peuvent être utilisés, à raison de l'énorme proportion dans laquelle ils sont soumis à cette taxe la plus lourde de toutes, celle qui résulte de la nécessité d'avoir recours aux navires, aux véhicules et à tous les autres instruments mis en usage par le trafiquant et l'agent de transports. Dans un ouvrage qu'il a publié récemment sur l'Irlande, le capitaine Head cite une propriété, d'une contenance de 10 000 acres qui avait été achetée à cinq cents l'acre ; et dans un mémoire lu à la section statistique de l'Association Britannique, il a été démontré que les domaines achetés en ce moment en Irlande, avec les capitaux Anglais, embrassaient un espace de 403 065 acres ; le prix d'achat avait été de 1 095 000 liv. sterl. soit environ 2 liv. 15 schell. (ou 13 dol]. 20) par acre ; ce qui est un peu plus que ce qu'on paye pour des fermes, où l'on a fait des améliorations peu importantes, dans les États de la vallée du Mississipi.
Le sucre fabriqué par l'ouvrier à la Jamaïque s'échange à Manchester pour 3 schell. sur lesquels il en reçoit peut-être un seulement, et il meurt à cause de la difficulté de se procurer des vêtements, ou les machines à l'aide desquels il pourrait les confectionner. L'Indou vend son coton à raison d'un penny la livre et il le rachète dix-huit ou 20 pence sous la forme d'étoffe ; le nègre de la Virginie produit du tabac qui s'échange pour une valeur, en denrées, de six schellings, sur lesquels lui et son maître reçoivent 3 pence ; toute la différence entre ces deux chiffres est absorbée par les divers individus qui vivent du trafic et interviennent dans les transactions du commerce. L'Irlandais élève des poulets qui se vendent à Londres plusieurs schell. sur lesquels il reçoit quelque pence ; et c'est ainsi que le sucre qui a rapporté au nègre libre de la Jamaïque un penny, peut payer dans l'Ouest de l'Irlande une paire de poulets, ou une douzaine de homards (17). Après avoir étudié ces faits, le lecteur ne sera pas embarrassé pour comprendre les fâcheux effets que produit sur la valeur de la terre et du travail l'absence de marchés, tels qu'ils s'en forme naturellement dans les pays, où, conformément aux doctrines d'Adam Smith, on laisse la charrue et le métier à tisser se mettre en contact réciproque. Il y a aujourd'hui plus de 70 ans que ce grand homme dénonçait, comme cause d'une excessive iniquité, le système qui tendait à imposer par la force l'exportation des matières premières ; et sans aucun doute l'histoire de la Jamaïque et de la Virginie, de l'Irlande et de l'Inde, depuis ce temps, ne lui fourniraient, s'il vivait aujourd'hui, que bien peu de raisons de renoncer aux opinions qu'il exprimait alors.