PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XII :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 2. — Phénomènes sociaux, tels qu'ils se présentent dans l'histoire de l'empire Turc.
De toutes les contrées de l'Europe, il n'en est aucune dotée d'avantages naturels comparables à ceux qui constituent l'empire turc, en Europe et en Asie. Avec une culture convenable, on pourrait y produire, en quantités presque illimitées, la laine et la soie, le blé, l'huile et le tabac ; en même temps que la Thessalie et la Macédoine, depuis longtemps renommées pour la production du coton, sont couvertes de terres en friche, susceptibles d'en fournir une quantité suffisante pour vêtir l'Europe entière, la houille et le fer s'y trouvent abondamment, et en qualité égale à celle d'un pays quelconque ; tandis qu'en certaines parties de l'empire « les collines semblent une masse de carbonate de cuivre. » La nature a tout fait pour ce pays, et cependant, parmi toutes les populations de l'Europe, c'est celle des rayas turcs qui se rapproche le plus de la condition d'esclaves ; et parmi tous les gouvernements européens, celui de la Turquie se trouve le plus réellement contraint de se soumettre aux lois que lui imposent, non-seulement les nations étrangères, mais encore les trafiquants étrangers et indigènes en argent et autres marchandises. Nous pouvons maintenant examiner pourquoi il en est ainsi.
Il y a deux siècles, le trafic avec la Turquie constituait la partie la plus importante de celui qu'entretenait l'Europe occidentale ; et les négociants turcs prenaient rang parmi les plus riches entre ceux qui fréquentaient les marchés de l'Occident. Un peu plus tard, son gouvernement s'unit à ceux de France et d'Angleterre par un traité, en vertu duquel il s'engagea à ne pas frapper leurs importations d'un droit supérieur à 3 pour % ; et comme leurs navires, aux termes de ce même traité, étaient affranchis de tous frais de port, le système ainsi établi était, en réalité, celui de la liberté commerciale la plus absolue et la plus complète.
Pendant plus d'un siècle après, la Turquie fut encore capable de soutenir la concurrence avec les manufactures de l'Occident et de conserver parmi ses sujets la puissance et l'habitude de l'association. « Ambelakaia, dit M. Beaujour, approvisionna l'industrieuse Allemagne, non par la perfection de ses métiers à filer le coton, mais par le travail de ses quenouilles et de ses fuseaux. Elle enseigna à Montpellier l'art de la teinture, non pas avec le secours des professeurs de chimie expérimentale, mais parce que l'art de la teinture était pour elle une industrie domestique et qui s'étudiait, pour ainsi dire, chaque jour sur les fourneaux de chaque cuisine. Par la simplicité et la loyauté, mais non par la science de son système, elle a donné au monde une leçon d'association commerciale ; elle a donné l'exemple sans pareil, dans l'histoire commerciale de l'Europe, d'une compagnie de capital et de travail tout ensemble, administrée avec habileté, économie, succès, et dans laquelle les intérêts du travail et du capital furent longtemps également représentés. Et cependant le système d'administration, auquel tous ces faits se relient, est commun aux nombreux hameaux de la Thessalie qui ne sont pas sortis de leur obscurité ; mais pendant vingt ans Ambelakaia fut laissée parfaitement tranquille (4) »
Les revenus que l'on tirait des douanes ayant cessé d'être perçus, tout le vide que le traité avait créé avait besoin, naturellement, d'être comblé, au moyen de l'impôt direct ; et, en conséquence, le gouvernement a, depuis cette époque, jusqu'à nos jours, reposé entièrement sur les impôts de capitation, les impôts sur les maisons et les terres, ce dernier perçu d'abord sous la forme d'une taxe sur la terre elle-même, et, en second lieu sous la forme de droits à l'exportation (5). Le trafic était affranchi de tout empêchement ou obstacle ; mais le commerce intérieur était entravé par de continuelles interventions.
En dépit de celles-ci, le système des centres locaux, neutralisant la force d'attraction des grandes capitales, politiques et commerciales, continua d'exister, ainsi que nous l'avons vu, jusqu'à la fin du dernier siècle ; et, comme conséquence de ce fait ; le pays demeura, ainsi qu'il l'est encore, à la fois riche et puissant. Même à cette époque, cependant, l'Angleterre avait inventé des machines pour filer le coton, et en prohibant l'exportation de ces machines aussi bien que l'émigration de tous les artisans à l'aide desquels, autrement, le travail aurait pu s'accomplir, elle avait pris des mesures ayant pour but de faire apporter à ses métiers tout le coton de l'univers pour y être converti en tissus. La Turquie ayant du coton à vendre, avait été accoutumée à le vendre sous cette forme ; et la possibilité d'agir ainsi lui avait permis d'entretenir le commerce à l'intérieur et au dehors. A cette heure cependant, le commerce devait cesser pour faire place au trafic ; et le commerce cessa en effet ; Ambelakaia et divers autres sièges de manufactures ayant été complètement abandonnés, dans l'intervalle des vingt années postérieures à la date du tableau que nous avons retracé plus haut. Sur 600 métiers qui existaient à Scutari en 1812, il n'en restait plus que 40 en 1821 ; et sur les 2 000 établissements de tissage que l'on trouvait à Tournovo en 1812, il n'en restait que 200 en 1830. Depuis lors l'industrie, à ce que l'on croit, a complètement disparu.
Pendant un certain temps, le coton fut exporté, pour revenir sous la forme de fil, faisant ainsi un voyage de plusieurs milliers de lieues pour trouver le petit fuseau ; mais ce trafic même a disparu, et comme conséquence de ce fait, il y a eu diminution considérable dans le salaire qui a affecté tous les genres de travail. « Les profits, il y a vingt ans, dit M. Urquhart qui écrivait en 1832, ont été réduits à la moitié, et quelquefois au tiers par l'introduction des cotons (filés) anglais, qui, bien qu'ils aient fait baisser les prix à l'intérieur et arrêté l'exportation des cotons filés turcs, n'ont cependant pas supplanté l'industrie domestique d'une manière sensible ; les ouvriers ayant été forcés de continuer à travailler, seulement pour gagner leur pain, et réduisant leurs demandes de salaires pour soutenir une concurrence désespérée. Cependant les habitudes laborieuses des femmes et des enfants, continue-t-il, sont très-remarquables ; dans les moments que leur laissent les travaux domestiques, pendant qu'ils gardent le bétail, ou portent de l'eau, la quenouille ou le fuseau, comme au temps de Xercès, ne sortent jamais de leurs mains. Les enfants sont constamment occupés, dès l'instant que leurs petits doigts peuvent tourner le fuseau. Aux environs d'Ambelakaïa, le premier centre de fabrique de coton filé, la classe agricole eut à souffrir terriblement de cet état de choses, bien qu'autrefois les femmes pussent, dans leurs maisons, gagner autant que les hommes dans les champs ; maintenant le gain quotidien d'un homme ne s'élève pas au-delà de 20 paras ; et encore faut-il pour cela qu'il le réalise ; car souvent il ne trouve pas à se défaire du coton qu'il a filé (6). »
Le salaire des femmes n'était alors que de quatre cents par jour. « Il fallait le travail continu de toute une semaine pour gagner un quart de dollar (1 fr. 25 c.). » Les hommes employés à récolter des feuilles de mûrier et à soigner des vers à soie, pouvaient gagner, lorsqu'ils avaient de l'emploi, cinq cents par jour ; mais à Salonique, port maritime de la Thessalie, le salaire s'élevait jusqu'à 50 cents par semaine. Le commerce avait cessé, et avec la diminution dans la puissance d'association, la valeur de l'individu et l'utilité de la terre avaient été presque complètement anéanties ; tandis que la valeur des denrées était devenue assez considérable pour faire périr, faute de subsistance, hommes, femmes et enfants.
Tant que les manufactures existèrent et que le commerce put se maintenir, l'agriculture fut dans un état florissant ; et par la raison, que le marché où elle pouvait écouler ses produits étant très-rapproché, elle était soumise à peu d'impôts résultant de la nécessité d'effectuer des changements de lieu. Les routes et les ponts pouvaient alors être bien entretenus ; et à mesure qu'il devint de plus en plus nécessaire de transporter les produits encombrants de la terre au marché éloigné, le besoin de routes augmenta ; mais le pouvoir de les entretenir diminua ; résultat toujours inévitable du sacrifice du commerce sur l'autel du trafic. « L'augmentation des frais de transport, dit un voyageur moderne, a permis à un petit nombre de capitalistes de monopoliser tout le trafic sur tous les articles d'exportation ; la conséquence de ce fait, c'est-à-dire la ruine des propriétaires terriens et des agriculteurs, ne tarda pas à se produire, des familles entières furent réduites à la pauvreté et des villages cessèrent d'exister ; en même temps que dans un grand nombre de districts fort étendus, toute la population rurale abandonna la culture du sol natal pour émigrer vers les villes commerciales les plus rapprochées (7). » C'est ainsi qu'à mesure que la dépendance du marché éloigné augmente, la faculté de s'y rendre diminue, tandis qu'à mesure que cette dépendance diminue, la faculté d'avoir recours à ce même marché augmente dans une proportion également constante. Dans le premier cas, la nature obtient constamment un pouvoir plus considérable sur l'homme, tandis que dans le second il obtient, aussi constamment, le pouvoir sur la nature. Dans le premier cas, l'utilité diminue et la valeur des denrées augmente, tandis que dans le second, les utilités augmentent et la valeur diminue. Dans le premier cas, l'homme devient de jour en jour plus esclave, tandis que dans le second il devient plus libre.
« Aucune amélioration, nous apprend le même auteur, ne peut être tentée aujourd'hui que dans le voisinage des grandes villes (qui offrent un marché constant et immédiat pour toute espèce de produits agricoles) » ou, en d'autres termes, des parties du pays où le commerce existe encore. On ne peut espérer rien de semblable dans ces districts, hors desquels « les articles même les plus lourds doivent être transportés par des chevaux de charge » avec des frais pour le transport, « qui ont augmenté constamment pendant ces dernières années ; ce qui a fait diminuer la culture et l'exportation de plusieurs denrées, particulièrement adaptées au sol et au climat ; » et cependant ce sont ces portions de pays qui l'exigent le plus. La part proportionnelle du travail national consacrée à l'oeuvre du transport s'accroît constamment, et, comme conséquence nécessaire, celle qui est consacrée à la production décroît, en même temps qu'a lieu une diminution constante dans la puissance de la société et des individus dont elle se compose.
La dépopulation et la pauvreté ayant été, dans tous les pays du monde, la conséquence de l'accroissement de la puissance du trafiquant et de la diminution du pouvoir d'entretenir le commerce, il n'y a pas lieu d'être surpris que tous les voyageurs modernes aient dépeint la nation turque comme marchant constamment à sa ruine, et la population à la servitude la plus complète ; résultat inévitable d'un système qui repousse les ouvriers et empêche le développement de l'individualité parmi les hommes. Au nombre de ces voyageurs les plus modernes, il faut citer M. Mac Farlane (8). A la date de sa visite en Turquie, non-seulement les manufactures de soieries avaient complètement disparu, mais les filatures mêmes, pour apprêter la soie grége, étaient fermées ; les tisserands s'étaient faits laboureurs, les femmes et les enfants n'avaient aucune espèce de travail. Les sériciculteurs étaient devenus complètement dépendants d'un marché éloigné, où il n'existait point de demande pour les produits de leur terre et de leur travail. L'Angleterre, se trouvant alors en proie à l'une de ses crises périodiques, avait jugé nécessaire de réduire les prix de tous les produits agricoles, dans le but d'en arrêter l'importation. En certaine circonstance, pendant les voyages de M. Mac Farlane, le bruit se répandit que la soie avait haussé de prix en Angleterre, ce qui produisit instantanément un mouvement et une animation qui, dit-il, « flattèrent sa vanité nationale, en songeant qu'un choc électrique partant de Londres, ce siège puissant du commerce, pût être ressenti en quelques jours en un lieu tel que Biljek. » Voilà ce qu'est la centralisation trafiquante ! Elle fait, des agriculteurs répandus sur la surface du globe, de purs esclaves, dépendant pour leur subsistance et leur vêtement de la volonté de quelques individus, propriétaires d'une petite quantité de machines au centre puissant du commerce. A un moment donné, la spéculation étant maîtresse du terrain, les denrées haussent de prix, et l'on s'efforce, par tous les moyens possibles, d'engager à faire d'immenses chargements de matières premières. L'instant qui suit, on dit que l'argent est rare et les expéditeurs sont ruinés.
On peut voir partout en Turquie, les ruines de villages autrefois florissants, et les résultats de cette diminution dans la force d'attraction locale se révèlent dans la décadence générale de l'agriculture. La charrue, le pressoir et le moulin à huile, qu'on met en oeuvre aujourd'hui, sont tous également d'une construction barbare. Les champs de coton de la Thessalie restent incultes ; il n'existe aucune terre cultivée dont on puisse parler dans un espace de vingt milles, et de cinquante milles, en suivant certaines directions. Les choses les plus nécessaires à la vie viennent de points éloignés ; le blé nécessaire au pain de chaque jour, d'Odessa ; le gros bétail et les moutons, d'endroits situés au-delà d'Andrinople, ou de l'Asie mineure ; le riz, dont il se fait une consommation si considérable, des environs de Philippopolis (Filèbé) la volaille, principalement de la Bulgarie, les fruits et les légumes, de Nicomédie et de Mondanie (Mondania). C'est ainsi qu'il y a épuisement constant du numéraire sans qu'il y ait aucun revenu évident, si ce n'est pour le trésor, ou provenant de la propriété de l'Ulema (9).
Il faut maintenant que la soie fabriquée, — mal apprêtée à cause de la difficulté de se procurer de bonnes machines, — arrive en Angleterre à son état le plus grossier pour y subir une préparation et être expédiée en Perse ; et c'est ainsi que le commerce avec les nations étrangères diminue, en même temps que le pouvoir de maintenir le commerce à l'intérieur.
Non-seulement l'étranger est libre d'introduire ses marchandises ; mais il peut, en payant un droit insignifiant de 2 %, les transporter dans toute l'étendue de l'empire, jusqu'à ce qu'il les ait vendues complètement. Voyageant à la suite de caravanes, il est logé gratuitement. Il apporte ses marchandises pour les échanger contre du numéraire, ou toute autre chose dont il a besoin, et l'échange accompli, il disparaît aussi subitement qu'il est venu. Comme résultat nécessaire de cette complète liberté du trafic, il arrive que le commerce local n'existe en aucune façon ; le marchand, qui payait une rente et des impôts, s'est trouvé hors d'état de lutter contre le colporteur ambulant, qui ne payait ni l'une ni les autres (10). Le pauvre cultivateur se voit donc dans l'impossibilité d'échanger ses produits, quelque faibles qu'ils soient, excepté à l'arrivée fortuite d'une caravane, qui généralement se montre bien plus disposée à absorber le peu de numéraire qui est en circulation qu'aucun des produits plus encombrants, et de moins de valeur, de la terre.
Ainsi que cela arrive d'ordinaire dans les pays purement agricoles, la masse entière des cultivateurs est endettée sans espoir de pouvoir rembourser, et le prêteur d'argent les rançonne tous. S'il vient en aide au paysan avant la moisson, il doit percevoir un intérêt exorbitant et se faire payer en produits, en prélevant un escompte considérable sur le prix de marché. La faiblesse et la pauvreté qui existent parmi les classes agricoles, se retrouvent dans toutes les sociétés où l'on n'a pas laissé l'agriculture se fortifier elle-même, au moyen de cette alliance naturelle, entre la charrue et le métier, entre le marteau et la herse, si admirée d'Adam Smith ; et c'est par suite de la ressemblance réciproque qui se rencontre, sous ce rapport, entre le Portugal, la Jamaïque et la Turquie, que nous pouvons constater aussi les causes de leur ressemblance dans ce fait, que la valeur de l'individu y diminue constamment, et que lui-même y devient, de jour en jour, plus asservi à la nature et à ses semblables. Le gouvernement, aussi faible que la population, dépend si complètement de la volonté des trafiquants indigènes et étrangers, que ceux-ci peuvent se considérer comme les véritables propriétaires du pays, possédant le pouvoir de taxer à discrétion ceux qui l'occupent ; et c'est à eux certainement que reviennent tous les profits de la culture.
II suit de là que la masse des biens immeubles est presque complètement sans valeur. Dans la grande vallée de Buyukdéré, autrefois connue sous le nom de la belle région et située tout à fait dans le voisinage de Constantinople, une propriété de douze milles de circonférence avait été vendue, très-peu de temps avant la visite de M. Mac Farlane, pour moins de 5 000 dollars, tandis qu'ailleurs, une autre presque aussi considérable l'avait été pour une somme bien inférieure. Quelque faibles même que soient de pareils prix de vente, ils ne peuvent manquer de baisser encore, sous l'influence d'un système qui force le malheureux cultivateur d'épuiser le sol, dans les efforts auxquels il se livre pour approvisionner un marché éloigné. Aux environs de Smyrne, on peut acheter facilement la terre à raison de six cents l'acre ; mais ceux qui se contentent d'aller résider à peu de distance de la ville peuvent acquérir cette terre tout à fait libre d'impôt. Le commerce intérieur y existant à peine, il suit de là, comme partout, que le commerce étranger est tout à fait insignifiant. Tout récemment, la somme totale des exportations n'était que de trente-trois millions de dollars, soit environ deux dollars par tête ; tandis que le total des exportations de l'Angleterre pour la Turquie n'était que de 2 221 000 liv. sterl. ou 11 000 000 de dollars ; ce qui donne un peu plus de 50 cents par tête ; et cependant une portion considérable de cette quantité si faible n'arrivait là que se trouvant en route pour les marchés étrangers. Dans toute l'étendue de l'univers, le commerce s'est développé, la terre s'est divisée et a augmenté de valeur, les hommes sont devenus libres et les sociétés fortes, en raison directe du pouvoir de s'associer pour obtenir l'empire sur les forces de la nature. Partout ce pouvoir a augmenté avec l'augmentation de la demande des diverses facultés des individus, demande résultant de la variété dans les modes d'emploi, et conduisant au développement de l'individualité parmi les membres qui ont formé la société. Avec le progrès de ce développement, on a constaté une économie croissante de la force humaine intellectuelle et physique ; et la force ainsi économisée, à un certain moment, a constitué le capital à employer dans le moment qui a suivi. Plus cette économie a été considérable, plus l'a été également le pouvoir de se procurer de nouvelles machines à l'aide desquelles on a obtenu un empire plus étendu sur la nature ; l'eau, le vent, la vapeur et l'électricité ont été forcés d'accomplir l'oeuvre qui, jusqu'à ce jour, avait exigé l'effort des bras humains. A mesure que le progrès a diminué, et que les différences parmi les individus sont devenues moins nombreuses, l'individualité a diminué, en même temps qu'il y a eu accroissement constant dans la déperdition de la force humaine, chaque pas dans cette voie n'étant que le prélude d'un nouveau pas plus considérable. Quand les usines se sont arrêtées et que les manufactures ont décliné, les individus qui y avaient travaillé ont été contraints de chercher au dehors les moyens de subsistance qui leur étaient refusés à l'intérieur. Avec la diminution de la population, a diminué le pouvoir d'entretenir les routes et les ponts ; et lorsque les ponts ont disparu, les terres fertiles ont été abandonnées. La Malaria ne tardant pas à décimer la population disséminée qui reste encore, nous constatons, avec chaque phase du progrès, une diminution dans la quantité des denrées produites, accompagnée d'une augmentation dans les obstacles placés entre le producteur et le marché où il peut vendre ses produits ; augmentation qui exige, pour être annulée, une proportion constamment croissante d'efforts, et qui permet au voiturier et au trafiquant de s'enrichir aux dépens des pauvres individus qui veulent encore cultiver la terre. C'est ainsi que le trafic tend d'une façon aussi certaine à l'esclavage que le commerce à la liberté.
Dans les intérêts réels et permanents des nations il n'existe point de discordances. Tout ce qui tend au préjudice de l'une tend également au préjudice de l'autre, et le jour viendra peut-être où l'on admettra qu'il en est ainsi ; et où l'on admettra également que, parmi les nations de même que parmi les individus, un intérêt personnel éclairé impose l'observation constante de cette règle si précieuse, base même du christianisme : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît à toi-même ! Il n'y a qu'un siècle, la Turquie, le Portugal et les Antilles étaient pour l'Angleterre les acheteurs les plus avantageux entre tous, les pays avec lesquels le trafic était recherché avec le plus d'ardeur ; et cependant où sont aujourd'hui ces acheteurs et que sont-ils? La cause de guerres, de difficultés et de dépenses de toute sorte : pauvres par eux-mêmes, négligés et dédaignés par toutes les autres nations et plus particulièrement par l'Angleterre elle-même. Contraints de suivre un système qui anéantissait le commerce parmi eux, ils sont devenus de plus en plus, et d'année en année, de purs instruments que le trafic met en œuvre, jusqu'à ce qu'enfin ils ont cessé complètement d'inspirer aucun respect parmi les sociétés répandues sur le globe. Telle est la cause réelle de la décadence et de la chute de l'empire turc, dont la puissance serait aujourd'hui plus considérable qu'elle n'a jamais été, si sa politique eût été dirigée vers le développement des facultés latentes de sa population et de son sol, ainsi que vers l'encouragement du commerce.
A mesure que le Portugal, la Turquie et la Jamaïque sont devenues plus complètement dépendantes du trafic, il y a eu diminution dans leur pouvoir de consommer les produits du travail et de l'industrie britanniques ; et c'est ainsi que de nos jours, on a vu se reproduire la fable d'Esope de la poule aux oeufs d'or. De là vient qu'en même temps que nous avons eu occasion, d'un côté, de constater la décadence dans tous les pays étrangers où le commerce était sacrifié au trafic, nous avons vu, de l'autre, le développement prodigieux du paupérisme en Angleterre ; c'est là ce qui a enfanté la doctrine de l'excès de population et conduit à cette croyance, que les nécessités du trafic exigent que le travail soit à bon marché, afin que le capital puisse commander ses services ; ou en d'autres termes, que l'homme doit être asservi pour permettre au trafic de s'enrichir. Telle est la morale de cette économie politique moderne qui ignore l'existence de toutes les qualités distinctives de l'homme, et se borne à tenir compte des qualités physiques qui lui sont communes avec le boeuf, le cheval et les autres animaux. La science réelle — nous dirigeant dans une voie tout opposée — nous permet de trouver, à chaque page de l'histoire, la confirmation de cette proposition : que dans le monde moral ainsi que dans le monde physique l'esclavage et la mort se donnent constamment la main ; et que cette vérité s'applique aussi bien aux nations qui exercent la puissance, qu'à celles qui la subissent.