PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE XI :
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 5. — La théorie de l'excès de population s'efforce d'expliquer des faits produits artificiellement, à l'aide de prétendues lois naturelles.
Le pouvoir de commander les services de la nature augmente avec la puissance d'association ; et pour que cette dernière s'accroisse, il est indispensable qu'une population plus considérable puisse se procurer des subsistances sur un espace donné. Cependant l'économie politique moderne enseigne exactement le contraire : à savoir qu'à mesure que la population augmente, arrive le besoin de s'adresser aux terrains de qualité inférieure, en même temps que se manifestent une diminution constante dans le pouvoir de commander les services de la nature, et une difficulté constamment croissante de se procurer des subsistances, et que cette cause engendre le fléau de l'excès de population. Cette théorie, ainsi que le lecteur l'a vu, a pris naissance en Angleterre, et a été simplement une tentative pour expliquer les phénomènes non naturels, oeuvre de l'homme, au moyen de lois naturelles imaginaires attribuées à son Créateur.
Dans l'état de barbarie, la population est toujours surabondante. A mesure que la civilisation se développe, une plus grande quantité d'individus obtiennent plus de subsistances, et de meilleure qualité, en échange de moins de travail. L'histoire du monde prouve à chaque page que les choses se passent ainsi en réalité ; et pourtant, si nous devons en croire Malthus, Ricardo, et leurs disciples, le mal constamment inséparable de l'absence du pouvoir d'association est celui qui exerce ses plus grands ravages, lorsque ce pouvoir d'association existe an plus haut degré.
Pour que la puissance de l'homme s'accroisse, il faut qu'il y ait développement de ses facultés latentes ; mais pour que ce développement ait lieu, il est indispensable que les travaux soient diversifiés et que les individus soient mis à même de s'associer. Plus est rapide l'augmentation du pouvoir exercé sur la nature, moins est impérieuse la nécessité d'effectuer les changements de lieu, c'est-à-dire moins est considérable la proportion du travail de la société nécessaire pour l'oeuvre du transport, moins est grande la puissance du soldat, du trafiquant, ou de l'individu qui transporte les produits ; et plus il est prouvé complètement que la matière revêt la forme de subsistances à l'usage de l'homme, plus rapidement qu'elle ne tend à revêtir la forme de l'homme lui-même.
Le système que nous avons retracé plus haut, et si énergiquement blâmé par Adam Smith, tendait à produire des résultats tout à fait différents. Visant, ainsi qu'il le faisait, à empêcher l'association, il augmentait la part proportionnelle du travail de la société nécessaire pour accomplir l'oeuvre du transport ; en même temps qu'en empêchant les facultés latentes de l'homme de se développer, il réduisait le sujet de ses opérations à la condition d'une pure brute. C'est ainsi qu'on a vu le monde appelé à être témoin de l'extermination d'une immense population importée dans les îles anglaises de l'Amérique, de la paupérisation du peuple anglais, et de la découverte d'un système d'économie politique qui méconnaît les qualités distinctives de l'homme, ne reconnaissant que celles qu'il possède en commun avec le boeuf, le loup et le cheval.
La destruction de la vie et du bien-être à la Jamaïque et en Angleterre résultaient du pouvoir que le trafic s'était arrogé de dominer le commerce et de le taxer à son profit. L'habitant de la Jamaïque produisant beaucoup de sucre et l'Anglais produisant beaucoup de tissus, si tous deux avaient pu accomplir leurs échanges directement, ils auraient été tous deux bien nourris et bien vêtus ; mais dans l'opération de ces échanges une part si considérable se trouvait absorbée que l'un ne pouvait se procurer que peu de tissus et l'autre peu de sucre. De là l'idée de l'excès de population.
Cette idée ayant pris naissance parmi les économistes anglais et se trouvant être l'idée admise chez le peuple anglais, il est nécessaire, pour la réfuter, d'examiner l'histoire des diverses sociétés soumises au système britannique, dans le but de constater si celui-ci est réellement une loi de la nature, ou seulement une conséquence naturelle d'une politique qui tendait à séparer l'artisan de l'agriculteur et à créer un unique atelier pour tout l'univers. Le Portugal, la Turquie, l'Irlande et l'Inde ayant été les pays qui lui ont été particulièrement soumis, nous allons passer en revue tous ces états, pour constater jusqu'à quel point les phénomènes que nous y observerons correspondent avec ceux qui se sont révélés à la Jamaïque (20).