PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VIII :
DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.
§ 8. — Changements vitaux dans les formes de la matière. L'agriculture est l'occupation capitale de l'homme. Elle exige une somme considérable de connaissances, et c'est pourquoi elle est la dernière à se développer.
Après les travaux énoncés plus haut, et leur succédant dans l'ordre du développement, viennent ceux que l'on applique à opérer les changements vitaux dans les formes de la matière, et qui sont suivis d'une augmentation dans la quantité des choses susceptibles d'être transformées, transportées, vendues ou achetées.
Les travaux du meunier n'opèrent aucun changement dans la quantité de substance alimentaire qui doit être consommée, non plus que ceux du filateur dans la quantité de l'étoffe de coton qui doit être usée ; mais nous devons aux travaux du fermier une augmentation dans la quantité du blé et de la laine.
L'exercice de ce pouvoir se borne à la terre seule. L'homme façonne et échange ; mais, avec toute sa science, il ne peut façonner les éléments dont il est entouré, pour en former un grain de blé ou un flocon de laine. Une partie de son travail étant consacrée à façonner la grande machine elle-même, produit des changements qui sont permanents ; le canal de dérivation une fois ouvert reste un canal, et la pierre à chaux, une fois réduite à l'état de chaux pure, ne revient pas à son premier état.
Passant dans la nourriture de l'homme et des animaux, celle-ci prend toujours sa part dans le même cercle, en même temps que l'argile avec laquelle elle s'est combinée. Le fer, en se rouillant, passe peu à peu dans la profondeur du sol, pour en faire partie à son tour, en même temps que l'argile et la chaux. Cette portion du travail de l'homme lui donne un salaire, tandis qu'il prépare la machine pour une production future bien plus considérable : mais celle qu'il applique à façonner et à échanger les produits de la machine, ne donne lieu qu'à des résultats temporaires et ne lui donne qu'un salaire seulement. Tout ce qui tend à diminuer la proportion de travail nécessaire pour façonner et échanger, tend à augmenter la proportion de celui qui peut être consacré à augmenter la quantité des choses dont la forme peut être changée de nouveau, et à développer les qualités de la terre ; et de cette manière, en même temps qu'il y a accroissement dans la rémunération actuelle du travail, il se prépare pour l'avenir un accroissement nouveau.
Le pauvre cultivateur qui vient le premier obtient pour son salaire d'une année, cent boisseaux (de blé) qui lui donnent beaucoup de peine à broyer entre deux pierres ; et pourtant ce travail ne s'accomplit que très-imparfaitement. S'il avait un moulin dans le voisinage, il aurait de meilleure farine ; et il pourrait consacrer presque tout son temps à cultiver sa terre. Il arrache son blé ; s'il possédait une faux, il aurait plus de temps à donner à la préparation de la machine productrice. Il perd sa hache, et il lui faut plusieurs jours de voyage pour qu'il puisse s'en procurer une autre. Sa machine subit une perte de temps et d'engrais, double perte qu'il eût épargnée si le fabricant de haches eût été à sa portée. L'avantage réel qui résulte de l'emploi du moulin et de la faux, et de la proximité du fabricant de haches, consiste simplement en ce que le cultivateur économise le temps et peut consacrer son labeur, d'une façon plus continue, à l'amélioration de la grande machine productrice ; et c'est ce qui a lieu, pareillement, à l'égard de tous les instruments de préparation et d'échange. La charrue lui permettant de faire en un seul jour autant de besogne qu'il en pourrait faire avec une bêche en plusieurs journées, le temps qu'il gagne ainsi peut être employé au drainage. La machine à vapeur, opérant le drainage avec assez de puissance pour remplacer le travail de milliers de journées, il lui reste maintenant plus de loisir pour amender sa terre avec de la marne ou de la chaux. Plus il peut tirer de sa machine, plus la valeur de celle-ci est considérable, toute chose qu'il enlève devenant, par suite de cet acte même, changée dans sa forme et appropriée à une production nouvelle. La machine s'améliore donc par l'usage, tandis que les bêches, les charrues et les machines à vapeur, et tous les autres instruments employés par l'homme, ne sont que les formes diverses, qu'il donne aux diverses parties de la grande machine primitive, pour disparaître dans l'acte de leur emploi, de même que les aliments, bien que cela n'ait pas lieu aussi rapidement. La terre est la grande banque des épargnes du travail et la valeur, pour l'homme, de toutes les autres choses, est en raison directe de leur tendance à l'aider à augmenter le chiffre de ses dépôts dans la seule banque dont les dividendes s'accroissent constamment, en même temps que son capital augmente sans cesse. Pour continuer à le faire sans interruption, tout ce qu'elle demande, c'est que le mouvement soit maintenu en lui restituant le rebut de ses produits, l'engrais ; et pour qu'il en soit ainsi, il faut que le consommateur et le producteur se rapprochent l'un de l'autre. Cela fait, chaque changement qui a lieu devient permanent, et tend à faciliter d'autres changements plus considérables. Toute l'industrie du fermier consistant à créer et à améliorer des sols, la terre le récompense de ses soins généreux en lui donnant des aliments de plus en plus, à mesure qu'il lui consacre plus de soins.
La grande occupation de l'homme, c'est l'agriculture. C'est la science qui exige le plus de connaissances, et les connaissances les plus variées, et conséquemment c'est celle qui, en tout pays, se développe la dernière. Ce n'est que d'aujourd'hui qu'elle devient une science ; et elle ne le devient qu'avec le secours des connaissances en géologie, en chimie et en physiologie, dont la plus grande partie même n’est que le résultat de travaux modernes. Elle est plus récente aussi, par ce motif qu'elle est très exposée à l'intervention de la part des soldats, des trafiquants et autres individus qui s'occupent de l'oeuvre d'appropriation. Le guerrier se sent en sûreté renfermé dans l'enceinte de son château fort ; le trafiquant, le cordonnier, le tailleur, le fabricant d'épées et de haches d'armes se renferment dans les murs de la ville ; et cette ville elle-même est placée sur le terrain le plus élevé du voisinage, dans le but de garantir la sécurité de ceux qui l'habitent, ainsi qu'on peut le voir dans les anciennes villes de la Grèce et de l'Inde, de l'Italie et de la France. L'agriculteur, au contraire, étant forcé de travailler hors de l'enceinte des villes, voit sa propriété ravagée, toutes les fois qu'il existe un conflit entre la société commerçante dont il fait partie et celles dont il est voisin. Dans toute occasion de cette nature, le mouvement est interrompu, et il est forcé de chercher une protection pour lui et sa famille dans l'enceinte des murs de la ville ; événement qui entraîne une interruption quotidienne dans ses travaux, à raison de la distance qui existe entre le théâtre de ses efforts journaliers et son lieu de refuge. Plus est grand le pouvoir de l'homme sur la nature, plus est considérable la puissance d'association en vue de la sécurité générale, et plus est grande la tendance au maintien de la paix ; et conséquemment, il arrive que la richesse tend à augmenter à mesure que la force augmente chaque jour.