PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VIII :
DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.
§ 4. — Le Trafic et le Commerce sont regardés ordinairement comme des termes qu'on peut réciproquement convertir, et cependant ils diffèrent complètement, le second étant l'objet que l'on cherche à atteindre et le premier n'étant que l'instrument employé à cet effet. La nécessité d'employer le trafiquant et l'individu chargé du transport est un obstacle qui s'interpose dans la voie du commerce. Le commerce se développe avec la diminution de la puissance du trafiquant. Le trafic tend à la centralisation et à la perturbation de la paix générale. La guerre et le trafic regardent l'homme comme un instrument à employer, tandis que le commerce regarde le trafic comme l'instrument à employer par l'homme.
Tout acte d'association étant, ainsi qu'on l'a déjà dit, un acte de commerce, le maintien du commerce est ce qui constitue la société. L'homme recherche dans le commerce l'association, ou l'union avec ses semblables. C'est là son premier besoin, et celui sans lequel il ne serait pas l'être auquel nous attachons l'idée d'homme. Le guerrier oppose des entraves au commerce, en empêchant toute relation autre que celles qui ont lieu par son intermédiaire. Le grand propriétaire de terres et d'esclaves est l'intermédiaire — le trafiquant — qui règle tous les échanges accomplis par les individus dont il est propriétaire avec d'autres individus, propriété de ses voisins. Le trafiquant en marchandises apporte des entraves à tout commerce qui se fait sans son concours ; il veut partout avoir le monopole, afin que le producteur de subsistances ne puisse obtenir que peu de vêtements, et que le fabricant de vêtements soit forcé de se contenter d'une petite quantité de subsistances ; son principe consistant à acheter, au prix le plus bas, et de vendre au prix le plus élevé.
Les mots commerce et trafic sont regardés ordinairement comme des termes qui peuvent se convertir l'un dans l'autre ; cependant les idées qu'ils expriment sont assez profondément différentes, pour qu'il devienne indispensable de faire clairement comprendre leur différence. Tous les hommes sont portés à s'associer et à se réunir avec leurs semblables, à échanger des idées et des services avec eux, et à entretenir ainsi le commerce. Quelques individus cherchent à accomplir des échanges pour d'autres individus et à entretenir ainsi le trafic.
Le commerce est le but que l'on désire, et que l'on a cherché à atteindre, en tout pays. Le trafic est l'instrument employé par le commerce pour accomplir ce résultat et, plus est grand le besoin de l'instrument, plus est faible le pouvoir de ceux qui ont besoin d'en faire usage. Plus le producteur et le consommateur se trouvent rapprochés, et plus est complète la faculté d'association, moins est indispensable la nécessité d'avoir recours aux services du trafiquant ; mais plus est considérable la puissance de ceux qui produisent et consomment, et qui désirent entretenir le commerce. Plus le producteur et le consommateur sont éloignés l'un de l'autre, plus se fait sentir le besoin des services du trafiquant et plus sa puissance est considérable, mais plus deviennent pauvres et faibles les producteurs et les consommateurs, et moins le commerce est développé.
La valeur de toutes les denrées étant proportionnelle aux obstacles qui s'opposent à leur acquisition, il suit de là, nécessairement, que les premières augmenteront toutes les fois que les derniers augmenteront également ; et que chaque progrès dans cette voie sera suivi d'une diminution dans la valeur de l'homme. La nécessité d'employer les services du trafiquant constituant un obstacle placé sur le chemin du commerce, et tendant à faire hausser la valeur des produits en même temps qu'à abaisser celle de l'homme, dans quelque proportion qu'elle puisse être diminuée, elle tend à diminuer également la valeur du premier et à augmenter celle du dernier. Cette diminution arrive avec l'augmentation de la richesse et de la population, avec le développement de l'individualité, et avec l'accroissement de la puissance d'association ; et, le commerce se développe constamment en raison directe de son accroissement de puissance sur l'instrument connu sous le nom de trafic, exactement ainsi que nous voyons qu'il agit par rapport aux routes, aux véhicules, aux navires et autres instruments. Les individus qui achètent et vendent, qui trafiquent et transportent, désirent empêcher l'association et s'opposer à l'entretien du commerce ; et plus leur but est atteint complètement, plus est considérable la proportion des denrées qui passent entre leurs mains et qu'ils retiennent ; et plus est faible la proportion à partager entre les producteurs et les consommateurs.
Pour démontrer ceci, nous pouvons prendre comme exemple l'administration des postes, machine admirable, inventée pour entretenir le commerce de paroles et d'idées, mais complètement inutile aux individus qui vivent réunis. Isolez ces derniers, et la machine devient une nécessité accompagnée d'une diminution considérable du pouvoir d'entretenir le commerce. Réunissez-les de nouveau et la nécessité disparaît, en même temps qu'il y a un accroissement considérable du commerce, la conversation étant accompagnée d'une rapidité dans le mouvement des idées qui permet, en une demi-heure, d'accomplir plus de choses qu'on n'eût pu le faire, en échangeant une correspondance pendant une année entière. Ceux qui écrivent les lettres sont les gens qui entretiennent le commerce, tandis que ceux qui les transportent sont les trafiquants employés par les premiers pour l'entretenir. Dans les premiers temps de la société, les obstacles à ce commerce ayant été très-considérables, le produit total en fut conséquemment très-faible. Le trafic en lettres a été un monopole des gouvernements, qui ont dicté les conditions auxquelles le commerce pouvait être entretenu ; mais avec le progrès de la population et de la richesse, la population des divers pays a pu diminuer la puissance du trafiquant, et comme conséquence nécessaire, le commerce a pris des développements considérables. Même aujourd'hui, les relations entre les États-Unis et l'Europe subissent une taxe onéreuse par suite des entraves qu'y apporte l'Angleterre, en ne permettant à aucune lettre de passer sur son territoire, si limité, qu'à un prix presque égal à celui qu'on exigerait pour le faire parvenir à travers les milliers de lieues de mer qui séparent les continents.
Les navires ne sont pas le commerce, non plus que les chariots, les matelots, les porteurs de lettres, les courtiers, ou les négociants commissionnaires. La nécessité de les employer constitue un obstacle placé sur la voie du commerce et qui ajoute considérablement à la valeur des denrées qui ont besoin de leur secours, dans leur trajet du consommateur au producteur. Le trafiquant désire augmenter cette valeur en achetant à bon marché et vendant cher, augmentant ainsi le pouvoir de l'instrument employé par le commerce. Les agents réels dans l'opération de l'échange désirent le contraire, diminuant ainsi le pouvoir de l'instrument, en augmentant celui des individus qui l'emploient. Plus est considérable la puissance du trafiquant, plus le commerce doit être faible ; tandis que celui-ci doit être d'autant plus considérable que le pouvoir des commettants est plus complet.
Que tous ceux qui ont des échanges à opérer reconnaissent que la nécessité d'employer le trafiquant et l'individu chargé du transport est un obstacle aux transactions, c'est ce qui demeure prouvé par ce fait, que toute mesure ayant pour but de diversifier les travaux, ou d'améliorer les voies de communication, et conséquemment de diminuer le pouvoir de ces intermédiaires, est accueillie, en général, comme un acheminement à l'amélioration dans la condition de toutes les autres parties de la société. L'ouvrier se réjouit, lorsque la demande de ses services arrive à sa porte par suite de la construction d'une usine ou d'un fourneau, ou la création d'une route. Le fermier voit avec plaisir s'ouvrir un marché placé tout à fait sous sa main, et qui lui donne des consommateurs pour ses subsistances alimentaires. Sa terre se réjouit de la consommation de ses produits à l'intérieur ; car le propriétaire de ces produits peut ainsi restituer, à cette terre, leur résidu ultime sous la forme d'engrais. Le planteur se réjouit de voir élever, dans son voisinage, une filature qui lui offre un marché pour son coton et ses substances alimentaires. Le père de famille est content, lorsqu'un marché ouvert au travail de ses fils et de ses filles permet à ceux-ci de s'approvisionner des aliments et des vêtements dont ils ont besoin. Chacun se réjouit de voir se développer un marché intérieur pour son travail et ses produits ; car alors le commerce prend un accroissement sûr et rapide ; et chacun s'afflige si ce marché vient à décliner ; car on ne peut suppléer ailleurs aux lacunes qu'il laisse. Le travail et ses produits sont ainsi perdus, la puissance de consommation diminue en même temps que la puissance de production, le commerce devient languissant, le travail et la terre diminuent de valeur, et l'ouvrier et le propriétaire terrien deviennent chaque jour plus pauvres qu'auparavant.
Chaque pas fait dans la première direction est suivi d'un accroissement dans la continuité de mouvement, parmi les individus qui produisent et qui consomment, accompagné d'un accroissement dans la puissance d'association, et d'une plus grande liberté. Chaque pas tendant à augmenter la puissance du trafiquant, ou de tout autre instrument employé par le commerce, est suivi, au contraire, d'une détérioration dans la condition de l'homme et d'une diminution de liberté ; et il restera évident qu'il en doit être ainsi, pour tous ceux qui réfléchiront que l'on voit, partout, le développement de la richesse et de la liberté résulter de l'augmentation du pouvoir de l'homme sur les instruments nécessaires à l'accomplissement de ses desseins. A mesure que la qualité des haches et des machines à vapeur s'améliore, les individus qui en font usage acquièrent un empire constamment plus considérable sur les produits constamment augmentés de leur travail, suivi d'un accroissement constant dans la possibilité de devenir eux-mêmes possesseurs de ces instruments. A mesure que s'améliore la qualité des instruments dont l'usage est nécessaire pour l'accomplissement des échanges, le producteur et le consommateur acquièrent un empire constamment croissant sur les produits de leur travail, en même temps qu'il se manifeste invariablement une tendance à se rapprocher davantage les uns des autres, et à s'affranchir complètement de la puissance du trafiquant.
Le trafic tendant nécessairement à la centralisation, chaque pas fait dans cette direction, soit dans le monde moral, soit dans le monde physique, est un pas qui rapproche de l'esclavage et de la mort. Le commerce, au contraire, tendant à l'établissement de centres locaux et d'une action locale, chaque mouvement accompli dans ce sens rapproche de la liberté. Tout ce qui tend à augmenter le pouvoir de l'un, tend aussi à annuler l'individualité et à diminuer la puissance d'association ; mais tout ce qui tend à accroître la puissance de l'autre, tend à développer l'intelligence et à augmenter le désir de l'association ainsi que la faculté de jouir des avantages immenses qui en découlent en tout pays.
Les mouvements du trafic dépendant en grande partie, ainsi que ceux de la guerre, de la volonté des individus, sont nécessairement très-irréguliers. Réunis dans l'enceinte de villes considérables, les trafiquants n'ont pas de peine à combiner leurs opérations, lorsqu'il faut déprimer les prix des denrées qu'ils cherchent à se procurer, ou faire hausser ceux des denrées qu'ils possèdent déjà ; et c'est ainsi qu'ils obtiennent le pouvoir de lever une taxe, à la fois, sur les producteurs et sur les consommateurs. Le commerce, au contraire, tend à produire la fixité et la régularité, et à diminuer ainsi la puissance du trafiquant. La régularité du mouvement est indispensable à sa continuité, ainsi que le savent bien toutes les personnes familiarisées avec le jeu des machines. Une machine à vapeur qui, mise en action, serait irrégulière dans ses mouvements, ne pourrait donner, comme produit, du drap ou de la farine de bonne qualité ; et la machine elle-même ne pourrait continuer d'exister longtemps. Quelque faibles que soient les changements produits par un léger excès de vapeur à un moment donné, ou par un manque correspondant dans un autre moment, on a jugé nécessaire d'imaginer un régulateur dont l'action tendît à produire un mouvement parfaitement constant ; et de cette manière on a obtenu le résultat désiré.
Sans une régularité constante, il ne peut exister de machine durable ; et cette qualité est aussi indispensable par rapport à la société, qu'elle peut l'être à la machine à vapeur où à la montre. Avec le développement du commerce la régularité constante s'accroît, et c'est ainsi qu'il arrive que, dans toutes les sociétés où la puissance d'association se développe, à raison d'une plus grande diversité dans les travaux et d'un plus grand développement de l'individualité, nous voyons se produire une augmentation constante de force et de puissance. La régularité diminue, lorsqu'il y a une nécessité croissante d'avoir recours an trafiquant ; et de là il arrive que, dans toutes les sociétés où les travaux deviennent moins diversifiés, il se révèle à la fois une constante diminution de force et de puissance. La force, dit Carlyle, ne « se manifeste pas par des mouvements spasmodiques, mais par la faculté de porter des fardeaux sans broncher ; » et c'est par là, ainsi que nous aurons occasion de le démontrer, que les sociétés qui se livrent au trafic sont toujours tombées en décadence.
La guerre et le trafic considèrent l'homme comme l'instrument à employer, tandis que le commerce considère le trafic lui-même comme l'instrument que l'homme doit employer ; et conséquemment, il en résulte que l'homme décline, lorsque la puissance du guerrier et du trafiquant augmente, et s'élève à mesure que cette puissance décline.
La richesse s'accroit à mesure que la valeur des denrées, c'est-à-dire le prix auquel on peut les reproduire, diminue. Les valeurs tendent à baisser avec chaque diminution dans la puissance du trafiquant ; et de là vient, en conséquence, que nous voyons la richesse prendre un accroissement si rapide lorsque le consommateur et le producteur sont placés réciproquement dans des rapports immédiats. Si les choses se passaient autrement, ce serait contrairement à une loi bien connue en physique, dont l'étude nous apprend, qu'à chaque amoindrissement dans l'action mécanique pour produire un effet donné, il y a diminution de frottement, et par suite accroissement de puissance. Le frottement du commerce résulte de la nécessité d'avoir recours aux services du trafiquant, à ses navires et à ses chariots. A mesure que cette nécessité diminue, à mesure que les individus deviennent de plus en plus capables de s'associer, il y a diminution de frottement, avec tendance constante vers un mouvement continu entre les diverses portions de la société, en même temps que se manifeste un rapide accroissement de l'individualité et du pouvoir d'accomplir de nouveaux progrès.
Le commerce est donc le but qu'on doit se proposer. Le trafic est l'instrument. Plus l'homme devient maître de l'instrument, plus est grande la tendance vers l'accomplissement du but. Plus l'instrument le domine, moins cette tendance est grande et moins doit être considérable le résultat final du commerce. Ces prémisses posées, nous pouvons maintenant nous occuper d'examiner le procédé à l'aide duquel se forme la société.