PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VIII :
DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.
§ 13. — La théorie de M. Ricardo conduit à des résultats directement contraires, en prouvant que l'homme doit devenir de plus en plus l'esclave de la nature et de ses semblables. Caractère antichrétien de l'économie politique moderne.
La théorie de Ricardo, relative à l'occupation de la terre, conduit à des résultats complètement contraires à ceux que nous avons retracés plus haut. Si l'on commence l'oeuvre de la culture sur les sols les plus fertiles, qui sont toujours ceux des vallées, il suit de là qu'à mesure que les individus deviennent plus nombreux, ils doivent se disperser, gravissant les hauteurs, ou cherchant en d'autres cantons des vallées où les terrains riches soient demeurés jusqu'à ce jour sans appropriation. La dispersion amenant avec elle un plus grand besoin d'avoir recours aux services du soldat, du marin et du trafiquant, est accompagnée d'un accroissement constant de possibilité, pour ceux qui ont approprié la terre, de demander un payement en retour de la jouissance qu'ils concèdent, et c'est ainsi qu'il se produit un accroissement constant dans les proportions et dans l'importance des classes qui vivent en vertu de l'exercice de la puissance d'appropriation. La centralisation se développe conséquemment, et son développement est en raison directe de la diminution du pouvoir de l'individu de satisfaire son désir naturel qui le porte â l'association avec ses semblables, et à ce développement de ses facultés qui le rend apte à l'association, et lui permet d'obtenir un empire plus étendu sur les forces merveilleuses de la nature. Le plus grand nombre d'individus, dans ce cas, deviennent, d'année en année et de plus en plus, les esclaves de la nature et de leurs semblables ; et cela a lieu également en vertu de ce qui (s'il faut en croire M. Ricardo et ses successeurs) est une grande loi établie par le Créateur pour le gouvernement de l'espèce humaine.
S'il en était ainsi, la société prendrait une forme directement opposée à celle que nous présentons ici, — celle d'une pyramide renversée, — tout accroissement dans la population et la richesse étant indiqué par une irrégularité et une instabilité croissantes, avec une détérioration correspondante dans la condition de l'individu. Cependant l'ordre ayant été la première loi du ciel, il est difficile de comprendre comment une loi semblable à celle qu'annonce M. Ricardo pourrait venir à sa suite, et le simple fait que cette loi produirait un pareil désordre, semblerait une raison suffisante de douter de sa vérité, si même elle ne la faisait rejeter immédiatement. Il en est de même de la loi de Malthus, qui conduit inévitablement à la soumission du plus grand nombre à la volonté du plus petit, à la centralisation et à l'esclavage. Aucune loi semblable ne peut ou ne pourrait exister. Le Créateur n'en a établi aucune en vertu de laquelle la matière dût nécessairement revêtir sa forme la plus élevée, celle de l'homme, dans une proportion plus rapide que celle où cette matière tendait à revêtir ses formes plus humbles : celles des pommes de terre et des navets, des harengs et des huîtres nécessaires à la subsistance de l'homme. Le grand Architecte de l'univers n'a pas été un faiseur de bévues tel que l'économie politique moderne voudrait nous le représenter. Dans sa sagesse suprême, il n'avait pas besoin d'établir des catégories différentes de lois pour régir une matière identique. Dans sa justice souveraine, il était incapable d'en établir aucune qui pût être alléguée pour justifier la tyrannie et l'oppression. Dans son infinie miséricorde, il ne pouvait en créer aucune qui pût autoriser parmi les hommes ce manque de compassion pour leurs semblables, tel qu'il se montre maintenant chaque jour, dans des ouvrages d'économie politique moderne qui jouissent d'une grande autorité (4).
En parlant de la théorie de Ricardo, un éminent écrivain moderne assure à ses lecteurs « que cette loi générale de l'industrie agricole est la plus importante proposition en économie politique ; » et que « si cette loi était différente, presque tous les phénomènes de la production et de la consommation de la richesse seraient autres qu'ils ne sont. » Ils seraient autres, sans doute, que ceux qui ont été décrits par les économistes mais non pas « autres que ce qu'ils sont réellement. » La loi qu'on suppose être vraie conduit à la glorification du trafic, cette occupation de l'individu qui tend le moins à développer l'intelligence de l'homme, et qui tend aussi le plus à endurcir le coeur pour les souffrances de ses semblables ; tandis que la loi réelle trouve son point le plus élevé, dans le développement de ce commerce de l'homme avec son semblable qui tend le plus à son progrès, comme être moral et intelligent, et à la formation de ce sentiment de responsabilité envers son Créateur, pour l'usage qu'il fait des facultés qu'il a reçues en don et de la richesse qu'il lui est permis d'acquérir. L'une des lois est antichrétienne dans toutes ses parties, tandis que l'autre, à chaque ligne, est en accord parfait avec la grande loi du christianisme, qui nous enseigne que nous devons faire aux autres ce que nous voudrions qu'ils nous fissent, et avec le sentiment qui inspire cette prière :
" Cette pitié que je montre envers mes semblables, cette pitié montre-la envers moi. »