PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VIII :
DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.
§ 1. — En quoi consiste la Société. Les mots société et commerce ne sont que des modes divers d'exprimer la même idée. Pour que le commerce existe, il doit exister des différences. Les combinaisons dans la société sont soumises à la loi des proportions définies.
Robinson Crusoé était obligé de travailler seul. Au bout de quelque temps, toutefois, Vendredi s'étant réuni à lui, la société commença. Mais en quoi consistait cette société? Était-ce dans l'existence d'un second individu résidant sur son île ? Assurément non. Si Vendredi se fût assez rapproché de lui pour le voir chaque jour, mais qu'il se fût abstenu de converser ou d'échanger des services avec lui, se livrant seul à la chasse ou à la pêche, et consommant seul le produit de ses travaux, il n'eût existé là aucune société. Ce n'est pas ainsi qu'agit Vendredi ; mais, au contraire, il conversa avec Robinson, échangea avec lui des services, fit cuire le poisson que celui-ci avait péché, et combina de mille façons ses efforts avec son compagnon de captivité dans l'île, et c'est ainsi qu'il créa une société, ou, en d'autres termes, une association ; laquelle n'est autre chose que l'acte d'échanger des idées et des services, et s'exprime, à juste titre, par le simple mot de commerce. Tout acte d'association étant un acte de commerce, lès termes société et commerce ne sont que des modes différents d'exprimer une idée identique.
Pour que le commerce puisse exister, il faut qu'il y ait différence dans le monde organique ou inorganique. Si Robinson et Vendredi s'étaient bornés à exercer une seule et même faculté, l'association n'aurait pu avoir lieu, entre eux, plus qu'elle ne le pourrait, maintenant, entre deux molécules d'oxygène ou d'hydrogène. Opérez l'union de ces deux éléments, et immédiatement une combinaison se manifeste ; il en est de même à l'égard de l'homme. Si Robinson n'eût possédé que l'usage de ses yeux, et que Vendredi, privé de la vue, eût joui uniquement de l'usage de ses bras, l'association entre eux aurait eu lieu immédiatement. La société consiste dans des combinaisons résultant de l'existence de différences, de l'existence de diverses individualités parmi les individus dont elle se compose ; et plus est parfaite la proportion réciproque dans chacun des divers éléments, plus doit être considérable la tendance à la combinaison des efforts, ainsi que nous l'avons déjà débouté. Parmi les sociétés purement agricoles, l'association existe à peine ; tandis qu'on la trouve développée à un haut degré, là où l'on voit le fermier, l'homme de loi, le marchand, le charpentier, le forgeron, le maçon, le meunier, le filateur, le tisserand, l'entrepreneur de bâtiments, le fondeur de minerai, l'affineur de fer et le fabricant de machines, former des parties intégrantes de la société.
Il en est de même par rapport au monde inorganique, la puissance de combinaison se développant avec l'accroissement des différences, mais toujours d'accord avec la loi des proportions définies, à laquelle la chimie est redevable de cette précision qu'elle n'eût jamais pu atteindre sans elle. Placez mille atomes d'oxygène dans un récipient, et ils demeureront immobiles ; mais, dans ce récipient, introduisez un seul atome de carbone, et mettez en jeu leurs affinités réciproques, immédiatement il y aura production de mouvement, une certaine portion du premier élément se combinera avec le second et formera l'acide carbonique. Les autres parties d'oxygène continueront à rester immobiles. Si, cependant, on introduit successivement des atomes d'hydrogène, d'azote et de carbone, il se formera de nouvelles combinaisons, jusqu'à ce qu'enfin le mouvement se soit produit dans toutes les parties ; mais dans chaque cas de combinaison accomplie successivement, les proportions seront aussi définitivement fixées qu'elles l'ont été dans le premier ; et il en est de même dans le monde inorganique tout entier.
Les choses se passant ainsi en ce qui concerne toute autre matière (1), il en doit être de même par rapport aux combinaisons où il s'agit de l'homme et qui sont désignées par le mot Société, la tendance au mouvement étant en raison directe de l'harmonie des proportions entre les diverses parties dont cette société se compose. En réalité, c'est ce qui a lieu, l'association prenant de l'accroissement en même temps que s'accroissent les différences, et diminuant en même temps qu'il y a une diminution quelconque à cet égard, jusqu'à ce qu'enfin le mouvement cesse d'exister, ainsi qu'on l'a constaté dans tous les pays dont la richesse et la population ont baissé.
Dans le monde inorganique, l'association des éléments a lieu suivant des lois fixes et immuables. Là, toutefois, les corps qui se combinent entre eux possèdent constamment, et en tout lieu, le même principe de combinaison ; l'atome d'oxygène du siècle des Pharaons étant d'une composition exactement identique à celui du siècle des Lavoisier et des Davy. Les choses se passent différemment à l'égard de l'homme. Capable de progrès, chacune de ses facultés se développe successivement, à mesure que son intelligence est provoquée à agir par l'habitude de l'association avec son semblable. Conséquemment, en ce qui le concerne, la faculté de combiner les efforts est progressive, et doit s'accroître de jour en jour, d'année en année, à mesure que la quantité des différences augmente, et à mesure que la société atteint, de plus en plus, ces proportions qui sont indispensables (comme dans le cas de l'oxygène et du carbone) pour s'approprier chaque faculté des individus dont elles se composent ; et nous constaterons qu'il en est ainsi.