PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE VI :
DE LA VALEUR.
§ 8. — Toutes les valeurs ne sont simplement que la mesure de la résistance opposée par la nature à la possession des choses que nous désirons.
On peut dire cependant : voilà deux champs à la culture desquels on appliqué une quantité identique de travail, et dont l'un commandera deux fois la rente et se vendra pour deux fois le prix qu'obtiendra l'autre, et l'on peut poser la question suivante : Si la valeur résulte exclusivement du travail, comment arrive-t-il que le propriétaire de l'un de ces champs soit, à un tel point, plus riche que le propriétaire de l'autre?
En réponse à cette question, il est facile de démontrer qu'il existe des faits analogues, par rapport à ces autres denrées et objets dont on admet généralement que la valeur résulte exclusivement du travail. Le verrier met dans un fourneau une quantité considérable de sable, puis de la soude ou tout autre alcali, et il en retire du verre ; mais les qualités de cet article sont très-variées, bien qu'il soit produit avec les mêmes matières premières. Quelques-unes arrivent sur le marché, pour être vendues comme verres du no 1, et d'autres comme verres des n° 2, 3, 4 et 5 ; une partie d'entre eux peut aussi être d'une qualité tellement inférieure qu'elle n'a presque aucune valeur ; et cependant le travail appliqué à tous a été exactement identique. Tous ont également la même limite de valeur, le prix de reproduction. La résistance offerte par la nature à la production de celui de première qualité étant considérable, sa valeur équivaut à une somme considérable de travail, tandis que la résistance offerte à la production de celui de la qualité la plus inférieure n'étant que faible, il s'échange contre une faible dépense d'efforts humains. La valeur de tous est due à la nécessité de vaincre cette résistance et non, en aucune façon, aux propriétés naturelles que l'on sait exister dans le verre lui-même.
Un fermier élève cent chevaux, et pour chacun il dépense une quantité semblable de nourriture et de travail. Arrivés au moment où leur éducation est complète, ils présentent à la vue une grande variété de qualités ; les uns ont une très-grande vitesse et n'ont que peu de fond, tandis que d'autres ont du fond et très-peu de vitesse. Quelques-uns sont bons pour le harnais, tandis que d'autres n'ont guère de valeur que comme chevaux de selle. Plusieurs sont lourds et d'autres sont légers ; d'autres encore ont une grande puissance de traction, et plusieurs n'en ont qu'une très-faible. Leur valeur est également différente ; pour un seul cheval, on pourra peut-être demander un prix aussi considérable que celui qu'on pourrait obtenir, en échange d'une douzaine d'autres chevaux. Néanmoins, tontes ces valeurs ne représentent que les mesures de la résistance à vaincre, pour produire des chevaux possédant certaines qualités ; et toutes ne sont que les récompenses du travail et de l'habileté appliqués à cette branche particulière de production. Acquérant plus de connaissances, d'année en année, le fermier apprend que par le soin apporté dans le choix des matières appliquées à l'élève, il peut diminuer la résistance qu'il a d'abord éprouvée ; et, chaque année, il peut obtenir une quantité plus considérable d'animaux de première classe, en même temps qu'une augmentation constante a lieu dans la rémunération de ses efforts physiques et intellectuels, ainsi qu'une constante diminution dans la valeur de tout le capital restant, provenant des années précédentes.
« Jenny Lind pouvait obtenir mille dollars pour chanter une seule soirée ; elle a sans doute chanté à l'Opéra, où de jeunes filles, qui faisaient partie des choeurs, recevaient moins d'un dollar. Supposez, cependant, que quelque Barnum entreprenant résolût de former à son profit une nouvelle Jenny Lind, ou du moins une rivale passable de cette cantatrice, il verrait, de suite, la nécessité de multiplier ses chances de succès, en faisant cette expérience sur un grand nombre de personnes, des centaines ou des milliers. Leur éducation musicale, pendant plusieurs années, serait pour lui une charge énorme ; et s'il produisait enfin un prodige de chant, qui, par la puissance de sa voix, pût gagner le revenu de Jenny Lind, il aurait aussi sur les bras un certain nombre de cantatrices inférieures, qui ne pourraient attirer la foule dans la salle, que grâce au talent supérieur de sa prima dona, et des vingtaines de choristes dont le gain ne pourrait rembourser les frais de leur nourriture, de leur habillement et de leur éducation, sans compter celles qui seraient mortes, qui auraient perdu la voix, ou qui auraient échoué complètement, avant même de rien gagner (7). »
Pourquoi Jenny Lind est-elle estimée à un prix aussi élevé? c'est à raison des obstacles qu'il faut vaincre, avant de pouvoir reproduire une pareille voix. Il en est de même du beau cheval, du bel échantillon de verre, et de la terre qui donne au travailleur des revenus considérables. Quelle est la limite de leur évaluation? celle du prix de reproduction, et pas au-delà. Et ce prix tend à diminuer, avec chaque progrès dans le développement de la population et de la richesse. Les mêmes lois s'appliquent ainsi à toute matière, quelle que soit la forme sous laquelle elle existe.
Dans certains états de la société, le cheval préféré sera le cheval propre aux besoins de la guerre, tandis qu'en d'autres ce sera celui qui est le mieux approprié aux besoins de la paix. A certaines époques, le guerrier aura la préférence ; à d'autres époques, au contraire, les qualités de l'homme d'État et du négociant seront plus appréciées et le guerrier sera négligé. Il en est de même à l'égard de la terre, dont la valeur naturelle ne représente qu'une part, et généralement très-faible, de ce qu'elle a coûté.
Souvent le travail appliqué à sa culture l'est en pure perte, parce que ses qualités ne sont pas de l'espèce particulière qu'on demande en ce moment même. Le colon qui commence par dessécher les marais perd son travail et meurt de la fièvre. Le terrain est fertile, mais le moment n'est pas venu. L'individu qui perce le granit, pour trouver de la houille, perd également son travail. La terre aura de la valeur, lorsqu'on aura besoin de blocs de granit, mais le moment n'est pas venu. L'individu qui cherche à tirer, du sol, de la marne, tandis qu'il a autour de lui une prairie fertile, perd son temps. La terre est fertile, mais le moment n'est pas venu. Tous les sols possèdent des qualités susceptibles de devenir utiles à l'homme ; et tous sont destinés, finalement, à être utilisés ; mais la nature ayant décrété qu'on n'obtiendrait pour ses besoins les meilleurs sols, ceux qui sont les plus propres à donner au travailleur le revenu le plus considérable, qu'au prix d'efforts combinés et longtemps continués, leur acquisition est une récompense qui lui est offerte comme un encouragement à déployer une constante activité, à pratiquer la prudence et l'économie, et à observer sans cesse cette loi fondamentale du christianisme, qui exige que chacun de nous respecte, à l'égard d'autrui, ces droits de l'individu et de la propriété qu'il désire que les autres respectent à son égard. Là où ces droits subsistent, on voit l'homme, constamment et régulièrement, quitter les sols stériles pour ceux qui sont plus productifs, en même temps qu'il y a augmentation constante de la population, de la richesse et du bien-être, et diminution constante de valeur dans toutes les terres cultivées primitivement, excepté dans les lieux où l'application continue du travail a tendu à les rendre plus productives. Le dernier historien de l'univers, avant le moment de sa dissolution, devra dire des terres diverses, ce que Byron disait des nuages du ciel d'Italie :
« Le jour qui va finir meurt comme le dauphin, auquel chaque minute de souffrance donne une couleur nouvelle, à mesure qu'il expire ; la dernière est encore la plus charmante, jusqu'au moment où elle disparaît, et tout n'est plus qu'une masse grise. »
La valeur de la terre est une conséquence de l'amélioration que le travail y a accomplie, et elle constitue dans la richesse un article important. La richesse tend à augmenter avec la population, et la faculté d'accumuler augmente, marchant d'un pas constamment accéléré, à mesure que de nouveaux terrains sont soumis à la culture, chacun d'eux donnant successivement au travailleur un revenu plus considérable. La rente tend donc, conséquemment, à s'accroître en quantité et à diminuer en proportion, avec le développement de la richesse et de la population. C'est en Angleterre, le pays le plus opulent de l'Europe, que celle-ci est la plus considérable. Diminuant à mesure que nous quittons ce pays pour les contrées plus pauvres telles que la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, elle disparaît enfin, complètement, au sein des Montagnes Rocheuses et des îles de l'Océan Pacifique, où la terre n'a aucune valeur.