PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE IX :
DE L'APPROPRIATION.
§ 2. — Les rapports intimes entre la guerre et le trafic se manifestent à chaque page de l'histoire. Leur tendance à la centralisation. Leur puissance diminue avec le développement du commerce.
A chaque page de l'histoire, on aperçoit la liaison intime qui existe entre la guerre et le trafic. Les Ismaélites dont le bras était dirigé contre tout homme, tandis que celui de tout individu était dirigé contre eux, faisaient un vaste trafic d'esclaves et de marchandises de toute espèce. Les Phéniciens, les Cariens, et les Tyriens se faisant tantôt flibustiers, tantôt trafiquants, selon que leurs intérêts l'exigeaient, étaient toujours disposés à adopter toutes les mesures propres à accroître leur monopole à l'intérieur, en augmentant le nombre de leurs esclaves, ou leurs monopoles au dehors, en empêchant d'autres individus d'intervenir dans le trafic qu'ils entretenaient eux-mêmes avec des individus éloignés les uns des autres. Les poënaes d'Homère nous montrent Ménélas se vantant de ses pirateries et du butin qu'il en avait recueilli ; ils nous offrent le sage Ulysse, comme ne se sentant nullement atteint dans son honneur, lorsqu'on lui demande s'il est venu en qualité de trafiquant ou de pirate. Si nous tournons ensuite nos regards sur une période de civilisation correspondante dans l'histoire de l'Europe moderne, nous trouvons les Norwégiens, rois de la mer, ainsi que leurs sujets, s'occupant tantôt de recueillir des richesses (c'est ainsi qu'ils appellent naïvement leurs brigandages sur mer et sur terre), tantôt de transporter des produits d'un pays à un autre, ces deux occupations étant tenues en aussi haute estime l'une que l'autre : enfin la même liaison entre toutes deux apparaît encore dans les histoires de Hawkins, de Drake et de Cavendish, dans celle du trafic des esclaves, depuis son origine jusqu'à sa cessation (1) ; dans celle des boucaniers et des colonies des Indes occidentales ; dans les guerres des Français et des Anglais en Amérique, aux Indes occidentales et orientales ; dans la fermeture de l'Escaut, dans les guerres de l'Espagne et de l'Angleterre, dans les blocus sur le papier résultant des guerres de la révolution française, dans l'occupation de Gibraltar, transformé en dépôt de contrebande (2), dans les dernières guerres de l'Inde, et particulièrement dans celle entreprise tout récemment contre les Birmans, et dont l'origine avait été la réclamation d'on commerçant, s'élevant à quelques centaines de livres sterling (3), dans la guerre de Chine, au sujet de l'opium, dans la manière dont les guerres de l'Inde sont provoquées en ce pays, dans la récente démonstration belliqueuse que nous avons faite contre le Japon, pour contraindre ce pays à accepter les bienfaits qui devaient suivre la résurrection de son commerce ; dans les procédés de la France aux îles Sandwich et aux îles Marquises ; et enfin, bien que ce ne soit pas l'exemple le moins important, dans le maintien de la guerre à la propriété maritime privée, ainsi qu'on l'a vu récemment dans la Baltique et la mer Noire, par la capture de tant de navires sans défense, appartenant à des hommes qui ne prenaient à cette guerre d'autre part que celle résultant de ce fait : d'avoir été contraints de payer des impôts pour subvenir aux dépenses qu'elle entraîne.
La guerre et le trafic, recherchant toujours le monopole du pouvoir, tendent invariablement vers la centralisation. L'entretien des soldats et des marins, des généraux et des amiraux, exige l'établissement de contributions, dont les produits doivent chercher un point central avant qu'ils ne soient distribués ; et leur distribution provoque nécessairement la réunion de multitudes d'individus, comptant sur la Providence, et jaloux de s'assurer leur part, ainsi que le montre l'exemple d'Athènes et de Rome, et qu'on le voit de nos jours à Paris et à Londres, à New-York et à Washington. La cité croissante devient, d’année en année, un lieu où le trafic des marchandises, ou celui des principes, peut se faire avec avantage ; et plus la cité s'agrandit, plus la tendance vers la centralisation s'accroit rapidement, chaque augmentation d'impôt tendant à diminuer le pouvoir des associations salutaires dans les districts qui payent les contributions, et à augmenter le mouvement maladif dans la capitale qui les reçoit.
A chaque nouvel accroissement de l'attraction centralisatrice, la société tend à prendre une forme tout à fait contraire à celle qui est naturelle ; cette forme devient de plus en plus celle d'une pyramide renversée ; et voilà comment, dans toute communauté sociale, qui repose sur la puissance d'appropriation, et non sur la puissance de production, qui a ralenti dans son propre sein la rapidité du mouvement, en même temps qu'elle s'efforce d'en faire autant chez ses voisins, arrive une période de splendeur et de force apparente, mais de faiblesse en réalité, suivie de décadence sinon de mort. En enrichissant la minorité, la centralisation appauvrit la masse de la population ; en même temps qu'elle permet à la première d'élever des palais et des temples, d'ouvrir des parcs, d'entretenir des armées, et, pour ainsi dire, de créer de nouveau des villes, elle force la seconde à chercher un refuge dans les plus misérables demeures, et crée ainsi une population toujours prête à vendre ses services au plus offrant, quelque sacrifice qu'il en puisse coûter à sa conscience. A chaque pas dans cette direction, la machine sociale devient moins stable et moins sûre, et tend de plus en plus à s'écrouler, jusqu'à ce qu'enfin elle tombe, entraînant sous ses ruines ceux qui avaient le plus espéré profiter d'un état de choses qu'ils avaient travaillé à produire. C'est ce qui est arrivé, même de nos jours, à l'égard de Napoléon et de Louis-Philippe, qui n'étaient cependant que des types de leur classe, de celle qui profite de son pouvoir sur les autres hommes, leurs semblables, et cherche à se distinguer dans les rôles de guerriers, d'hommes d'État et de trafiquants.
Plus la puissance d'association est parfaite, c'est-à-dire plus l'organisation de la société est élevée, et le développement de l'individualité, parmi ses membres, complet, plus aussi ces individus tendent à occuper leur place naturelle, celle d'instruments dont la société doit se servir, et plus encore la société tend à prendre sa forme naturelle, tandis qu'augmente à chaque instant sa force de résistance à tout empiétement sur ses droits et sa vitalité. Tout ce qui tend à diminuer la puissance d'association et à empêcher le développement de l'individualité, produit l'effet inverse, en faisant de la société l'instrument de ces individus ; la centralisation, l'esclavage et la mort marchent toujours de conserve dans le monde moral comme dans le monde physique (4).
Par suite de ce fait, que la politique d'Athènes, de Rome et d'autres sociétés anciennes et modernes, tendait directement à produire ce dernier état de choses, on a vu se produire, dans un grand nombre d'entre elles, une situation qui a fait croire, avec quelque ombre de vérité, que les sociétés, ainsi que les hommes et les arbres, ont leur période de croissance et de déclin, et aboutissent, naturellement et nécessairement, à la mort. Après un rapide examen du but poursuivi par quelques-unes des principales nations du globe, le lecteur sera peut-être en mesure de décider jusqu'à quel point cette assertion est vraie.