PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE IV :
DE L'OCCUPATION DE LA TERRE.
§ 7. — Marche de la colonisation dans la Péninsule Scandinave, en Russie, en Allemagne, en Italie, dans les iles de la Méditerranée, en Grèce et en Égypte.
Plus au nord, nous rencontrons un peuple dont les ancêtres, quittant le voisinage du Don, traversèrent les riches plaines de l'Allemagne septentrionale, et finirent par choisir pour leur demeure les montagnes arides de la Péninsule scandinave, comme la terre qui leur convenait le mieux dans leur position actuelle (33). Dans l'état d'infécondité où se trouvait alors le sol en général, les parties moins fertiles furent celles où l'on s'établit d'abord. Partout, dans toute l'étendue du pays, on constate la répétition des mêmes faits que nous avons déjà signalés par rapport à l'Écosse, les traces anciennes de l'agriculture sur des terrains élevés et peu fertiles, abandonnés depuis longtemps. Il est si vrai que les choses se sont passées ainsi qu'elles ont consolidé cette opinion, que la Péninsule avait dû être réellement le centre d'occupation de la grande Ruche du Nord, dont le débordement avait peuplé l'Europe méridionale. On supposait que personne n'aurait cultivé ces terrains si ingrats, lorsqu'il lui était loisible de choisir, pour les exploiter, des terrains très-riches, qui, selon M. Ricardo, sont toujours les premiers qu'on occupe de préférence. Les faits qu'on observe ici ne sont cependant que la répétition de ceux qui se sont offerts à nous, dans l'Amérique septentrionale et méridionale, en Angleterre, en Écosse, en France et en Belgique.
Si nous portons ensuite nos regards sur la Russie, nous voyons se représenter le même fait si important (34). « Presque partout, dit un voyageur moderne anglais, nous voyons le terrain le moins fertile choisi pour la culture, tandis qu'à côté de celui-ci le terrain de la meilleure qualité reste abandonné. En effet, le sol moins fertile est généralement plus élevé et ne donne pas la peine de le soumettre au drainage (35). »
« Dans la Germanie, suivant Tacite ; il n'y avait d'occupé qu'une partie du pays plat et découvert, les indigènes habitant surtout les forêts, ou la crête de cette chaîne continue de montagnes séparant les Suèves des autres peuplades qui habitent des parties plus éloignées (36). » Si nous considérons maintenant le pays arrosé par le Danube et ses affluents, nous voyons la population nombreuse vers les sources des rivières, mais diminuant peu à peu à mesure que nous descendons le grand fleuve, jusqu'à ce qu'enfin, parvenus aux terres les plus fertiles, nous les trouvons complètement inoccupées. En faisant une halte de quelques instants en Hongrie, nous voyons dans la Puszta le berceau, ou plutôt, ainsi que nous l'apprend tout récemment un voyageur, le donjon de la nationalité hongroise ; et là nous avons une vaste plaine qui s'étend de la Theiss au Danube, d'une contenance d'environ 15,000 milles carrés, consistant en une série de monticules sablonneux qui semblent rouler et onduler comme des vagues, au point de confondre, pour les yeux, le ciel et la terre (37).
Au-delà de la Theiss, abondent des terrains fertiles où la vie ne se révèle que par la présence de troupes innombrables d'oiseaux sauvages, de grues, de canards et autres que l'on rencontre au milieu des roseaux ; sur les bords, on aperçoit un vautour déchirant quelque charogne, parfois l'aigle hardi, ou l'épervier au vol lourd, et tous faisant à peine un mouvement à notre approche. C'est là un tableau de solitude désolée et d'un aspect assez triste, mais qui ne représente qu'une partie de ces immenses districts marécageux de la Hongrie, dont le drainage, sous l'influence d'une culture efficace, ferait reconquérir tant de terres fécondes, et qui, aujourd'hui, engendrent si fréquemment des fièvres mortelles et d'autres maladies (38).
En portant les regards sur l'Italie, nous voyons une population nombreuse dans les hautes terres de la Gaule cisalpine, à une époque où les terrains fertiles de la Vénétie étaient inoccupés. En passant vers le sud, et longeant les flancs des Apennins, nous trouvons une population qui s'accroît peu à peu, en même temps que se développe une plus grande tendance à cultiver les terrains de meilleure qualité, et des bourgs dont on pourrait presque reconnaître l'âge d'après leur situation. Les montagnes des Samnites étaient peuplées, l'Étrurie était occupée, Veïès et Albe étaient bâties, avant que Romulus rassemblât ses bandes d'aventuriers sur les bords du Tibre, et Aquilée, dans l'histoire romaine, occupait un rang qui était refusé à l'emplacement de la Pise moderne.
Dans l'île de Corse, il existe trois régions distinctes : dans la première région, la plus basse, peuvent croître la canne à sucre, le cotonnier, le tabac et même la plante à indigo ; et de cette partie on pourrait faire, nous dit-on, « l'Inde de la Méditerranée (39). » La seconde représente le climat de la Bourgogne, le Morvan et la Bretagne en France, tous pays qui ont été, le lecteur l'a déjà vu, les centres d'anciens établissements ; et c'est là, conséquemment, « que la plupart des Corses vivent dans des hameaux disséminés sur le flanc des montagnes ou dans les vallées (40). » En jetant ensuite les yeux sur la Sicile, nous apprenons « que les indigènes paraissent avoir eu de grossières habitudes pastorales ; qu'ils étaient dispersés parmi de petits villages situés sur des hauteurs, ou dans des grottes taillées dans le roc, comme les premiers habitants » des îles Baléares et de la Sardaigne (41). » Et cependant, parmi toutes les îles de la Méditerranée, aucune ne possédait aussi abondamment de ces terrains fertiles qui, d'après M. Ricardo, auraient dû être les premiers appropriés.
Si maintenant nous tournons nos regards vers la Grèce, nous rencontrons le même fait universel si important. Les établissements les plus anciennement formés furent ceux des montagnes de l'Arcadie, qui précédèrent, de longue date, ceux des terres de l'Élide arrosées par l'Alphée ; et le maigre sol de l'Attique, dont la stérilité était assez connue pour qu'on ait pu la regarder comme la cause qui la sauva autrefois des dévastations des envahisseurs, ce sol, disons-nous, fut un des premiers occupés, tandis que la grasse Béotie n'arriva qu'à pas lents et au dernier rang. Sur les hauteurs, en divers endroits, les emplacements des villes abandonnées présentaient, aux époques historiques de la Grèce, des preuves d'occupation et de culture ancienne (42). Les pentes raides et de peu d'étendue de l'Argolide orientale furent abandonnées de bonne heure, comme n'étant pas susceptibles de donner un revenu au travailleur ; et cependant, c'est là qu'existaient les « salles de Tyrinthe » et qu'on trouve aujourd'hui les ruines du palais d'Agamemnon et de l'Acropole de Mycènes. « L'emplacement de la ville, au rapport d'Aristote, avait été, choisi, par « cette raison que la partie basse de la plaine était alors tellement marécageuse qu'elle ne produisait rien », tandis que, de son temps même, c'est-à-dire environ huit siècles plus tard, la plaine de Mycènes était devenue aride et celle d'Argos parfaitement desséchée et très-fertile (43). Au nord du golfe de Corinthe, nous apercevons les Phocéens, les Locriens et les Étoliens, groupés sur les terrains les plus élevés et les moins fertiles, tandis que les riches plaines de la Thessalie et de la Thrace restaient presque complètement dépeuplées.
En traversant la Méditerranée, nous voyons que la Crète, pays montagneux et couvert de rochers, a été occupée depuis les siècles les plus reculés, tandis que le Delta du Nil restait à l'état de désert. En remontant ce fleuve, la culture nous apparaît de plus en plus ancienne à mesure que nous nous élevons, jusqu'à ce qu'enfin, à une très-grande distance, vers sa source, nous atteignions Thèbes, la première capitale de l'Égypte. Avec l'accroissement de la population et de la richesse, nous voyons la cité de Memphis devenir la capitale du royaume ; mais, plus tard encore, le Delta est occupé, des bourgs et des villes s'élèvent en des lieux qui étaient inaccessibles aux anciens rois, et à chaque pas dans cette direction, la rémunération du travail a augmenté.
En quittant le Nil pour nous diriger à l'est, nous voyons la portion la plus civilisée de la population de l'Afrique septentrionale se groupant autour des montagnes de l'Atlas, tandis que les terres plus riches, situées dans la direction de la côte, restent à l'état de nature. En regardant ensuite vers le sud, on trouve la capitale de l'Abyssinie, à une altitude qui n'est pas moins de 8 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, tandis que des terrains d'une fécondité incomparable restent complètement abandonnés sans culture. Partout, dans toute l'étendue de l'Afrique, la plus grande somme de population et de richesse et l'état le plus rapproché de la civilisation se trouvent sur les plateaux élevés, qui, drainés naturellement, deviennent propres à être occupés de bonne heure, tandis que partout sur les terrains fertiles, vers l'embouchure des grandes rivières, la population est peu nombreuse et l'on n'y rencontre l'homme qu'au dernier degré de barbarie.