PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE IV :
DE L'OCCUPATION DE LA TERRE.
§ 4. — Marche de la colonisation au Mexique, aux Antilles et dans l'Amérique du Sud.
En traversant le Rio-Grande, pour pénétrer dans le Mexique, le lecteur trouvera une nouvelle démonstration de l'universalité de cette loi. A sa gauche, près de l'embouchure de la rivière, mais à quelque distance de ses bords, il apercevra la ville de Matamoras, dont la création est de date récente. Partant de ce point, il peut suivre le cours de la rivière, à travers de vastes étendues des plus riches terrains à l'état de nature, où se rencontrent des établissements disséminés çà et là, et occupant les points les plus élevés jusqu'à l'embouchure du San-Juan ; en suivant celui-ci jusqu'à sa source, il se trouvera dans un pays assez peuplé, dont la capitale est Monterey. Placé là s'il porte ses regards vers le nord, il voit la culture s'avançant à travers les terrains élevés du Chihuahua, mais s'éloignant invariablement des bords de la rivière. La ville de ce nom est située à une distance de vingt milles, même de l'affluent tributaire du grand fleuve, et à plus de cent milles de l'embouchure du petit cours d'eau. En passant à l'ouest, de Monterey à Saltillo et de là au sud, le voyageur cheminera à travers des plaines sablonneuses, dont l'existence est une preuve de la nature générale du pays. Arrivé au Potosi, il se trouve au milieu d'une contrée sans rivière, où l'irrigation est presque impossible, et dans laquelle, toutes les fois que viennent à manquer les pluies périodiques, sévissent la famine et la mort ; cependant s'il jette les yeux vers la côte, il aperçoit un pays arrosé par de nombreuses rivières, où le coton et l'indigo croissent spontanément ; où le maïs pousse avec une exubérance de végétation inconnue partout ailleurs ; un pays qui pourrait approvisionner de sucre le monde entier, et où le seul danger à redouter, à cause de la nature du sol, c'est de voir les récoltes étouffées, à raison du rapide développement des plantes qui surgissent sur une terre féconde, sans l'assistance, et même contre la volonté de l'homme qui entreprendrait de les cultiver ; mais on n'y aperçoit point de population. Le terrain n'est ni cultivé, ni desséché, et demeurera probablement tel qu'on le voit aujourd'hui ; en effet, ceux qui entreprendraient cette double tâche avec les ressources dont le pays dispose actuellement, mourraient de faim, s'ils étaient épargnés par les fièvres qui, là comme partout, règnent sur les terres plus fertiles, jusqu'au moment où celles-ci auront été soumises à la culture (12).
En s'avançant, le voyageur aperçoit Zacatecas, situé sur des hauteurs, et aride, ainsi que Potosi, et cependant cultivé. En continuant son chemin sur la crête, il a sur sa gauche Tlascala, autrefois centre d'une population nombreuse et riche, placée à une grande distance de tout cours d'eau, et occupant les terrains élevés d'où descendent les petits ruisseaux qui vont se réunir aux eaux de l'Océan Atlantique et de l'Océan Pacifique. Sur sa droite est la vallée de Mexico, région susceptible de récompenser amplement les efforts du travailleur, et qui, du temps des Cortez, produisait d'abondantes subsistances pour quarante cités. Cependant la population et la richesse ayant diminué, les individus qu'on y trouve encore se sont retirés vers les hautes terres qui bordent la vallée, pour cultiver le sol plus ingrat dont la seule ville qui reste encore tire ses moyens de subsistance ; comme conséquence de ce fait, il arrive que le prix du blé est plus élevé qu'à Londres ou à Paris, tandis que le salaire est très-bas. Là le terrain fertile surabonde, mais la population s'en éloigne, tandis que, suivant M. Ricardo, c'est celui qui devrait être approprié tout d'abord.
En passant au sud, on voit Tabasco presque entièrement inoccupé, bien que possédant des terres fertiles. En arrivant dans le Yucatan, pays où l'eau est un objet de luxe, nous rencontrons une population considérable et prospère, presque dans le voisinage des meilleurs terrains de l'Honduras, terrains qui, au moment où la population et la richesse auront augmenté dans une proportion suffisante, donneront au travailleur un revenu aussi considérable, si même il ne l'est plus, que celui qu'on a recueilli jusqu'à ce jour ; cependant, aujourd'hui, ce n'est qu'un désert n'offrant de moyens de subsistance qu'à quelques misérables bûcherons qui exploitent le bois de campêche ou le bois d'acajou.
Si nous nous arrêtons là et que nous regardions dans la direction du nord, vers la mer des Caraïbes, nous apercevons les petites îles nues et couvertes de rochers de Montserrat, de Levis, de Saint-Kitts, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent et autres cultivées dans toute leur étendue, tandis que la Trinité, avec le sol le plus riche du monde, reste presque à l'état de nature, et que Porto Rico, dont le terrain est d'une fertilité incomparable, ne commence qu'aujourd'hui à être soumis à la culture.
Si nous nous tournons ensuite vers le sud, nous remarquons la ligne du chemin de fer de Panama, percée à travers les jungles épaisses qui se reproduisaient presque aussi rapidement qu'elles avaient été détruites. Abandonnée à elle-même, cette ligne serait presque envahie de nouveau par ces jungles dans l'espace d'une année, la destruction des matières mortes étant, en ce pays, en raison directe de la croissance de la matière vivante. Sur les flancs de Costa-Rica et de Nicaragua, on voit des terres d'une fertilité incomparable, complètement inoccupées, tandis qu'on peut apercevoir partout des villages indiens à mi-chemin des montagnes sur des terres qui se drainent elles-mêmes (13).
En portant nos regards plus au sud, et remarquant la position de Santa Fe de Bogota, et la ville de Quito, centres de population où les habitants se groupent sur les terrains élevés et secs, tandis que la vallée de l'Orénoque (14) reste inoccupée, le lecteur verra se produire sur une grande échelle le même fait, dont nous avons démontré l'existence dans de faibles proportions sur le bord des rivières de Pennsylvanie. Puis, faisant une halte sur les pics du Chimboraçao, et jetant les yeux autour de lui, il apercevra le seul peuple civilisé, à l'époque de Pizarre, occupant le Pérou, pays élevé et sec, où le drainage s'effectue par de petits ruisseaux dont le courant rapide a empêché qu'il ne se formât des marais où la matière végétale pourrait périr, afin de rendre un sol riche pour la production du bois de haute futaie, avant la période de culture, ou, plus tard, des substances alimentaires. Le terrain, étant peu fertile, fut défriché facilement ; n'ayant pas besoin de drainage artificiel, il fut occupé de bonne heure (15).
En se tournant maintenant vers l'est, il voit devant lui le Brésil, pays baigné par les plus grands fleuves du monde, qui, jusqu'à ce jour, n'est qu'un désert, et cependant peut produire d'énormes quantités de sucre, de café, de tabac et de tous les autres produits des régions tropicales. Ses champs sont couverts de troupeaux innombrables de bétail, et les métaux les plus précieux se trouvent presqu'à la surface du sol. Mais, « étant privé de ces plateaux qui couvrent une partie considérable de l'Amérique espagnole, le Brésil n'offre pas une situation que choisissent volontiers les colonisateurs européens (16). » « Les plus grandes rivières, dit un autre auteur, sont celles qui sont les moins navigables, et la raison en est (17) que ces rivières constituent les moyens de drainage des grands bassins de l'univers, dont le sol ne doit être soumis à la culture que lorsque la population et la richesse, et, conséquemment, la puissance d'association, ont augmenté considérablement. » Avec cette augmentation viendra le développement de l'individualité, et alors les hommes deviendront libres. Mais partout on voit l'homme fort cherchant à cultiver les terres fertiles avant le développement de la population et de la richesse, et, par suite, s'emparant du pauvre Africain et le forçant de travailler pour un faible salaire, et sous l'influence de conditions funestes à la vie humaine. Les fleuves les plus utiles du Brésil, ceux qui sont le plus navigables, ne sont pas l'Amazone, le Topayos, le Zingu ou le Negro, « traversant des contrées qui, un jour (18), dit Murray, seront les plus magnifiques de l'univers ; mais ceux qui coulent entre la chaîne des côtes et la mer, et dont aucun ne peut atteindre un cours prolongé. » Et c'est pourquoi nous constatons, en comparant les diverses parties de cette contrée, que le même fait d'une si haute importance, se révèle sur une échelle si considérable dans les parties orientales et occidentales du continent. Les petites pentes escarpées du Pérou ont offert l'exemple de la plus ancienne civilisation de cette portion du globe, et si nous jetons maintenant les yeux sur les pentes analogues du Chili, nous voyons un peuple dont la population et la richesse s'accroissent rapidement, tandis que la grande vallée de la Plata, dont les terrains sont susceptibles de donner au travailleur la plus ample rémunération, reste, jusqu'à cette heure, plongée dans la barbarie. Là, comme partout ailleurs, il nous est démontré que la culture commence sur les terrains les moins fertiles.