PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE IX :
DE L'APPROPRIATION.
§ 11. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l'histoire de la France.
Pendant plus de mille ans les souverains, les nobles et les gentilshommes de la France ont appliqué leurs efforts à détruire la puissance d'association parmi les diverses nations de l'univers ; ainsi qu'on le voit dans les histoires des Pays-Bas et de l'Allemagne, de l'Espagne et de l'Italie, de l'Inde et de l'Egypte, de l'Amérique du Nord et de celle du Sud. L'étude de cette nation, avec moins d'interruption qu'on n'en constate dans presque aucune autre histoire, a été de développer l'action du trafic et de détruire le pouvoir d'entretenir le commerce. Les épées se sont montrées souvent là où l'on voyait rarement les bêches, et où les navires de guerre étaient nombreux, tandis que les routes étaient mal entretenues et qu'il n'existait point de canaux. Partout le nombre des camps avait augmenté à mesure que les villes et les villages tombaient en ruines ; et les gentilshommes devenaient plus nombreux à mesure que les laboureurs disparaissaient. Le sol qu'ils cultivaient n'avait produit « que ces fruits des rivages de la mer Morte qui tentent le regard, mais ne sont plus que cendre lorsqu'on les porte à la bouche. La moisson qu'on avait récoltée avait été constamment la faiblesse, le malheur, et presque toujours la ruine. »
L'histoire de ce pays est le récit d'une série d'immixtions dans les droits d'autres communautés sociales, immixtions rarement interrompues, si ce n'est lorsque ce même pays est devenu impuissant pour nuire au dehors, par suite de troubles survenus dans son propre sein. Pepin et Charlemagne, ayant cherché la gloire en Italie et en Allemagne, léguèrent à leurs successeurs un royaume dont les ressources étaient tellement épuisées, qu'il fut complètement hors d'état de se défendre contre les attaques de quelques pirates normands, et un pouvoir royal tout à fait incapable de se soutenir contre les chefs de brigands qui entouraient les souverains. Comme conséquence de ce fait, il arriva que le système social se résolut dans ses éléments primitifs ; et c'est à l'état d'anarchie qui existait alors que les historiens ont donné le titre pompeux de « système féodal » au moment où il n'existait aucun système.
La population et la richesse se développèrent lentement, mais en même temps qu'elles se développent, on peut observer un rapprochement graduel vers le rétablissement d'un pouvoir central, soleil du système autour duquel pourront faire leur révolution pacifique les diverses parties de la société française ; mais ce rapprochement est accompagné, ainsi que nous l'avons vu en Espagne, d'un désir intense d'employer le pouvoir ainsi obtenu, à empêcher le mouvement des autres sociétés au dehors. Louis IX gaspilla les ressources de son royaume dans les guerres qu'il entreprit en Orient ; et ses successeurs s'appliquèrent eux-mêmes à troubler le repos de leurs voisins de l'Occident ; faisant invasion sur leurs territoires, pillant leurs villes et leurs bourgs, et massacrant leurs habitants. La poursuite constante de la gloire étant toujours suivie de la faiblesse à l'intérieur, les armées anglaises ne tardèrent pas à reparaître sur le sol de la France pour y répéter les scènes de pillage et de dévastation, qu'elles-mêmes avaient accomplies à l'étranger ; occupant sa capitale et dictant des lois à son peuple. Le règne de l'anarchie étant revenu, toute puissance d'association volontaire fut anéantie.
Sous Louis XI, nous rencontrons encore quelques faits qui semblent tendre à la réorganisation de la société, suivie toutefois d'invasions répétées des pays voisins ; et alors de nouveau l'on constate l'effet de la guerre perpétuelle, dans la confusion presque complète qu'elle engendre, ainsi qu'on le voit à la fin des règnes des souverains de la branche des Valois, à l'époque où le pouvoir royal étant presque complètement anéanti, des armées étrangères envahirent la France, incapable d'opposer aucune résistance.
Une fois encore et pour la quatrième fois, la société se réorganisa sous un prince de la maison de Bourbon, Henri IV, et sous ses descendants. Toutefois, avec la résurrection du pouvoir se ranima le désir d'en faire usage pour nuire aux sociétés étrangères. La centralisation se développa avec l'augmentation des armées, et l'épuisement du peuple s'accrut en même temps que la splendeur qui environnait le trône ; mais alors aussi nous voyons la splendeur et la faiblesse marchant de conserve ; les dernières années du règne de Louis XIV sont empoisonnées par la nécessité de solliciter une paix qu'on ne consent à accorder qu'aux conditions dictées par Marlborough et le prince Eugène (9).
Les guerres entreprises par Louis XV et Louis XVI frayèrent bientôt le chemin à la Révolution ; pendant cette époque disparut toute autorité royale, et l'on vit l'arrière-petit-fils du fondateur de Versailles, payer de sa tête, sur la place de la Révolution, toute la splendeur passée du trône. L'ordre étant rétabli de nouveau, et pour la cinquième fois, nous voyons tous les efforts du pays consacrés, une fois de plus, à détruire tout pouvoir d'association entre les diverses agglomérations sociales de l'Europe. De nouveau l'Espagne et l'Italie, les Pays-Bas et l'Allemagne furent ravagés par l'invasion des armées, et la France fit voir encore quel est le résultat d’une constante immixtion dans l'action des autres peuples : une faiblesse complète à l'intérieur, sa capitale deux fois envahie par des armées étrangères et deux fois son trône occupé sous l'influence directrice de souverains étrangers (10).
L'ordre encore une fois rétabli, nous voyons les flottes et les armées de la France occupées pendant vingt ans à détruire la vie et la propriété dans l'Afrique du nord, et c'est la gloire ainsi acquise que Louis-Philippe considérait comme un moyen de consolider sa propre puissance, et d'établir dans sa famille la succession au trône. Il put se convaincre, cependant, que pendant tout ce temps il n'avait fait qu'élever une pyramide à base renversée, centralisant le pouvoir à Paris et l'annulant dans les provinces ; et lorsque vint pour lui le jour de l'épreuve, il tomba aussi sans coup férir. Nous voyons encore le gouvernement de la France s'appliquant à l'oeuvre de la centralisation, diminuant la faculté d'association à l'intérieur, en même temps qu'il s'efforce d'arriver au même résultat à l'extérieur, d'un côté augmentant les armées et les flottes, tandis que de l'autre il dénie au peuple le droit de discuter librement les mesures prises par lui (11). Il reste à voir quelle sera la fin ; mais la gloire ayant toujours été jusqu'à ce jour suivie par l'épuisement des forces, nous pouvons peut-être admettre que la Faiblesse future de la France sera en proportion exacte avec sa splendeur actuelle.
Dans les temps modernes, aucun pays n'a montré plus complètement que celui dont nous venons de tracer l'histoire la liaison intime de la guerre et du trafic, et l'étroite relation qui existe entre toutes les classes qui vivent de l'appropriation. Ses souverains ont été constamment des trafiquants, achetant les métaux précieux à bas prix et les vendant à des prix élevés, jusqu'à ce que la livre d'argent dégénérât jusqu'au franc ; vendant les charges à leurs sujets dans le but de partager avec eux les impôts levés sur le peuple ; et vendant à ce peuple le privilège d'appliquer leur travail d'une façon qui leur permit de payer les taxes. Les fermiers-généraux, trafiquants sur la plus grande échelle, flagellaient la nation, pour accumuler d'immenses fortunes ; et les hommes de guerre vendaient leurs services et leur conscience, recevant en retour une part dans les confiscations des biens de leurs voisins, et se constituant ainsi comme centres des échanges d'une population qu'un point seul séparait du servage.