PRINCIPES DE LA SCIENCE SOCIALE
PAR M. H.-C. CAREY (De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS PAR MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE
1861
CHAPITRE IV :
DE L'OCCUPATION DE LA TERRE.
§ 1. — La puissance de l'homme est limitée, dans l'état de chasseur et dans l'état pastoral. Mouvement du colon isolé. Il commence toujours par la culture des terrains plus ingrats. Avec l'accroissement de la population, il acquiert un accroissement de force, et devient capable de commander les services de sols plus fertiles, dont il obtient des quantités plus considérables de subsistances. Transition graduelle de l'état d'esclave, à celui de dominateur, de la nature.
De quelque côté que nous jetions nos regards nous verrons que l'homme a commencé par vivre en chasseur, subsistant de son butin de chasse et dépendant complètement des dons spontanés fournis par la terre ; et qu'ainsi il a été partout l'esclave de la nature. Plus tard nous le trouvons à l'état de pasteur, environné d'animaux qu'il a apprivoisés et dont il dépend pour ses provisions de nourriture, en même temps qu'il tire de ces mêmes animaux les peaux qui le protégeront en hiver contre les rigueurs du froid.
Dans un semblable état de choses il ne peut exister qu'une faible puissance d'association ; on estime alors que huit cents acres de terre sont nécessaires pour permettre, à un chasseur, d'obtenir autant de subsistances qu'il pourrait le faire, d'une demi-acre de terre mise en culture. Liebig nous en explique ainsi la raison :
« Une nation de chasseurs, dit-il, disséminée sur un espace restreint, est complètement incapable de s'accroître au-delà d'une certaine limite qui est bientôt atteinte. Le carbone nécessaire à la respiration doit s'obtenir des animaux ; et de ceux-ci il ne peut vivre qu'un nombre borné sur l'espace que nous supposons. Les animaux reçoivent des plantes les parties constituantes de leurs organes et de leur sang, et le transmettent, à leur tour, aux sauvages qui ne subsistent que de la chasse. Ceux-ci pareillement reçoivent cette nourriture, ne contenant plus les composés dépouillés d'azote qui, pendant la vie des animaux, servaient à entretenir le mécanisme de la respiration. Chez ces individus qui se bornent à une alimentation animale, c'est le carbone de la chair et du sang qui doit remplacer l'amidon et le sucre. Mais quinze livres de viande ne contiennent pas plus de carbone que quatre livres d'amidon ; et tandis que le sauvage, avec un seul animal et un poids égal d'amidon, pourrait se conserver en vie et en santé pendant un certain nombre de jours, il serait forcé, s'il se bornait à se nourrir de chair, de consommer cinq animaux semblables pour se procurer le carbone nécessaire à la respiration pendant le même espace de temps (1). »
Pour que la puissance d'association s'accroisse, il est donc indispensable que l'homme puisse se procurer de plus grandes quantités d'aliments végétaux, et il ne peut le faire qu'à l'aide de la culture. Ceci toutefois implique un état qui se rapproche de celui d'individualité, individualité qui, en pareil cas, ne peut exister en aucune façon. Les terres sont alors un fonds commun, et il en est de même des troupeaux ; et lorsqu' à raison du manque de provisions il devient nécessaire de se déplacer, la tribu émigre, en masse, ainsi qu'on l'a vu dans les tribus de l'Asie et du nord de l'Europe, et qu'on le voit aujourd'hui chez celles du continent occidental. Sous l'empire de pareilles circonstances, il ne peut rien exister d'analogue à cette individualité qui consiste, pour les hommes, dans le pouvoir de déterminer par eux-mêmes, s'ils émigreront ou s'ils resteront dans les lieux où ils s'étaient d'abord fixés. Si la majorité de la tribu décide qu'il faut partir, tous doivent le faire ; car le petit nombre de ceux qui resteraient seraient massacrés par d'autres tribus, avides d'accroître le territoire sur lequel elles avaient été accoutumées à errer, et dont elles n'avaient tiré qu'une misérable subsistance. Dans cette phase de la société, l'homme n'est donc pas seulement l'esclave de la nature, mais encore l'esclave des individus qui l'environnent et forcé de céder à la volonté tyrannique de la majorité.
L'absence du pouvoir, pour l'homme pris individuellement, de déterminer la série de ses actes personnels, ou pour une minorité, de décider et d'agir par elle-même, est donc, ainsi, une conséquence nécessaire de l'impossibilité d'appeler à leur secours les forces naturelles qui les environnent de toutes parts, et à l'aide desquelles ils obtiendraient des quantités plus considérables de subsistances sur de moindres superficies de terrain ; ce qui leur permettrait de vivre dans des rapports réciproques plus intimes. Comment, toutefois, le chasseur ou le pâtre, pourrait-il contraindre la nature à travailler à son profit ?
« Les instruments qu'il emploie sont de l'espèce la plus grossière, tels que la nature les met à sa portée, tels, par exemple, que le coquillage dont se servent, en guise de houe, les insulaires de la mer du Sud. Toutes les armes et tous les outils dont ses ancêtres ont fait usage, à l'époque où la tribu traversait les périodes de la vie de chasseur et de pâtre, étaient du même genre. Un caillou avait servi de fer de flèche, et l'arête vive d'un silex fourni le seul instrument tranchant qu'ils eussent su façonner. Un arc taillé au moyen d'un pareil couteau, et dont la corde était une lanière coupée dans la peau d'un daim, était son arme principale pour chasser ou combattre de loin ; avec une massue durcie au feu, quelquefois munie d'une pierre coupante attachée à l'extrémité par des lanières, il combattait corps à corps. L'os pointu de la jambe d'un daim servait à sa femme d'aiguille, et les tendons du même animal fournissaient le fil pour coudre les vêtements de peau de sa famille. L'expérience et la tradition de sa tribu ne lui avaient pas fait connaître d'autres instruments. Que l'on parcoure le plus prochain musée où se trouve rassemblée une collection des outils employés par les sauvages, on verra combien ces outils sont imparfaits, et, en même temps, on observera, avec quelque étonnement, qu'ils suffisent pleinement aux besoins restreints de ceux qui s'en servent ; et que, pendant une longue suite d'années, des générations se succèdent sans faire d'amélioration sensible dans leur outillage primitif. » (2).
Quelle sera sa manière de procéder, sous l'empire de pareilles circonstances, c'est ce qu'on démontre dans le tableau ci-après de la marche suivie par un individu que l'on suppose isolé, et par ses descendants, pendant une période de temps que le lecteur peut à son gré prolonger, de plusieurs années à plusieurs siècles. En admettant une pareille hypothèse et plaçant ainsi notre colon dans une île, nous pouvons éliminer les causes de perturbation qui, partout, dans la vie réelle, sont résultées du voisinage d'autres individus aussi peu avancés dans la fabrication des instruments nécessaires pour soumettre la nature, et poussés, conséquemment, par l'appréhension de la faim, à piller et à massacrer leurs semblables. Ayant ainsi, à l'aide du procédé adopté par les mathématiciens, étudié quelle serait la marche suivie par l'homme abandonné à lui-même, en supprimant les causes de perturbation, nous serons alors préparés à aborder l'examen de ces mêmes causes, par suite desquelles cette marche a été si prodigieusement différente dans un grand nombre de pays.
Le premier cultivateur, le Robinson de son temps, pourvu cependant d'une femme, ne possède ni hache, ni bêche. La population étant peu nombreuse, la terre est, conséquemment, abondante, et il peut la choisir lui-même, sans craindre qu'on mette son droit en question le moins du monde. Il est environné de terrains ayant au plus haut degré les qualités voulues pour le rémunérer largement de son travail ; mais ces terrains sont couverts d'arbres énormes qu'il ne peut abattre, ou de marais qu'il ne peut dessécher. Pénétrer à travers les premiers est même une sérieuse tâche ; car il a affaire à une masse de racines, de tronçons, de débris de bûches et de broussailles, tandis que dans les derniers, à chaque pas il enfonce jusqu'aux genoux. En même temps l'atmosphère est impure, les brouillards séjournent sur les bas-fonds, et le feuillage épais des bois, empêche l'air de circuler. II n'a pas de hache, mais lors même qu'il en aurait une, il n'oserait s'aventurer dans de pareils lieux ; car, en ce cas, ce serait risquer sa santé et, presque infailliblement sa vie. Puis, la végétation y est tellement exubérante, qu'avant qu'il pût, avec les instruments imparfaits dont il dispose, défricher une seule acre de terre, une partie en serait, de nouveau, tellement envahie par la végétation qu'il lui faudrait recommencer sans cesse son travail de Sisyphe. Les terrains élevés, comparativement pauvres en bois de haute futaie, ne sont guère susceptibles de récompenser ses efforts. Il y a cependant des endroits sur les collines où le peu d'épaisseur de la couche de terre a empêché de croître les arbres et les buissons ; ou bien il se trouve des espaces entre les arbres qui peuvent être cultivés, pendant qu'il en reste encore ; et quand l'homme arrache ces racines de quelques arbustes disséminés sur la surface de la terre, il n'a pas à appréhender leur prompte reproduction. Avec ses mains il peut même réussir à enlever l'écorce des arbres, ou bien, à l'aide du feu, les détruire dans une assez grande étendue pour n'avoir plus besoin que de temps pour lui donner quelques acres de terre défrichées, sur lesquelles il pourra répandre ses semences, sans trop redouter les mauvaises herbes. Faire de pareilles tentatives sur des terrains plus riches serait peine perdue. En quelques endroits le sol est toujours humide, tandis qu'en d'autres les arbres sont trop grands pour que le feu puisse les attaquer sérieusement, et l'action du feu n'aurait d'autre résultat que de faire croître les mauvaises herbes et les broussailles. Il commence donc l'oeuvre de culture sur les terrains plus élevés, où pratiquant avec son bâton des trous dans le sol léger qui se draine lui-même, il enterre le grain à un pouce ou deux de profondeur, et au temps de la récolte, il obtient un rendement double de ce qu'il a semé. En broyant ce grain entre des pierres, il se procure du pain, et sa condition est améliorée. Il a réussi à faire travailler la terre à son profit, dans le temps où lui-même s'occupe de prendre au piège des oiseaux ou des lapins, ou de cueillir des fruits.
Plus tard l'homme réussit à rendre une pierre tranchante et il se procure ainsi une hache, à l'aide de laquelle il devient capable d'opérer plus rapidement en dépouillant les arbres de leur écorce, et d'extirper les pousses et leurs racines, opération, néanmoins, très-lente et très-pénible. Avec le temps il met en oeuvre un nouveau sol dont la puissance productrice, en ce qui concerne les substances alimentaires, était moins apparente que ceux sur lesquels il avait fait ses premières tentatives. Il découvre un minerai de cuivre et réussit à le traiter par le feu, et peut ainsi obtenir une meilleure hache, avec bien moins de peine qu'il ne lui en a fallu pour se procurer celle de qualité inférieure qu'il avait employée jusqu'à ce jour. Il se procure aussi un instrument qui ressemble quelque peu à une bêche ; et aujourd'hui il peut pratiquer des trous de quatre pouces de profondeur, plus aisément qu'il ne pouvait le faire pour ceux de deux pouces seulement, avec un bâton. Maintenant qu'il pénètre dans un sol plus profond et qu'il peut remuer et diviser la terre, la pluie est absorbée au sein de ce même sol, tandis qu'auparavant elle ne faisait que couler sur une surface aride ; le nouveau sol ainsi obtenu se trouve meilleur, et peut se cultiver plus facilement que celui sur lequel il dépensait jusqu'alors sa peine en pure perte. Ses semences protégées plus efficacement sont moins exposées à être gelées en hiver, ou desséchées en été ; aujourd'hui il recueille le triple de ce qu'il a semé. Bientôt nous le verrons exploitant un autre sol nouveau. Il a trouvé un terrain qui, traité par le feu, lui donne de l'étain, et, de la combinaison de ce métal avec le cuivre, il obtient du laiton qui lui fournit de meilleurs instruments et lui permet d'opérer plus rapidement. En même temps qu'il peut labourer plus profondément le terrain déjà occupé, il peut défricher d'autres terrains sur lesquels la végétation devient plus exubérante ; en effet, il peut maintenant détruire les arbustes, avec quelque espoir de prendre possession de la terre, avant qu'ils ne soient remplacés par d'autres également inutiles à ses projets. Puis ses enfants ont grandi et ils peuvent sarcler le terrain, et peuvent, d'ailleurs, l'aider à faire disparaître les obstacles qui entravent ses progrès. Il profite maintenant de l'association et de la combinaison des efforts actifs, comme il avait déjà profité du pouvoir obtenu sur les diverses forces naturelles qu'il a soumises à son service. Bientôt nous le voyons mettre le feu à une pièce de terrain ferrugineux qu'il foule de tous côtés, et il obtient alors une hache et une bêche véritables, d'une qualité inférieure, il est vrai, mais pourtant bien supérieure encore à celles qui jusqu'à ce jour l'ont aidé dans ses travaux. Avec le secours de ses fils arrivés à l'âge viril, il abat le pin léger qui croît sur le flanc de la colline, laissant toutefois intacts les gros arbres des vallées où coule la rivière. Son terrain cultivable s'accroît en étendue, en même temps qu'avec sa bêche il peut pénétrer plus avant qu'autrefois, exploitant les qualités d'un sol dont les couches sont plus éloignées de la surface. Il constate avec grand plaisir que sous le sable léger il se trouve de l'argile, et qu'en combinant ces deux éléments, il obtient un nouveau sol bien plus productif que celui sur lequel il avait travaillé en premier lieu. Il remarque également, qu'en retournant les surfaces il facilite la décomposition ; et chaque accroissement de ses connaissances augmente la rémunération de ses efforts. Avec un nouvel accroissement de sa famille, il a conquis l'avantage important d'une combinaison plus considérable d'efforts actifs. Les opérations qu'il était indispensable d'accomplir pour rendre son terrain plus promptement productif, mais qui étaient impraticables pour lui seul, deviennent simples et faciles, aujourd'hui qu'elles sont entreprises par ses nombreux fils et petits-fils, dont chacun se procure une quantité bien plus considérable de subsistances qu'il ne le pouvait primitivement, seul, et cela au prix d'efforts bien moins rudes. Bientôt ils étendent leurs opérations en quittant les hauteurs et se dirigent vers les terrains bas de la rivière, dépouillant de leur écorce les grands arbres et mettant le feu aux broussailles, et facilitant ainsi le passage de l'air pour rendre peu à peu la terre propre à être occupée.
Avec l'accroissement de population, arrive maintenant un accroissement dans la puissance d'association, qui se manifeste par une plus grande division des travaux, et accompagné d'une plus grande facilité de faire servir à son profit les grands agents naturels qui doivent être employés dans ces travaux. Maintenant une partie de la petite communauté accomplit tous les travaux des champs, tandis que l'autre se livre uniquement à ceux qui devront donner un nouveau développement aux richesses minérales dont elle est environnée de toutes parts. On invente la houe, à l'aide de laquelle les enfants peuvent débarrasser le sol des mauvaises herbes et arracher les racines dont sont encore infestées les meilleures terres, celles qui ont été le plus récemment soumises à la culture. On a réussi à apprivoiser le boeuf, mais jusqu'à ce jour on a eu peu d'occasion d'utiliser ses services. On invente alors la charrue, et au moyen de lanières de cuir, on peut y atteler le boeuf, et, grâce à ce secours, labourer le sol plus profondément, en même temps qu'on étend la culture sur un espace plus vaste. La communauté s'accroît, et, avec elle, la richesse des individus qui la composent, devenus capables, d'année en année, de se procurer de meilleurs instruments et de soumettre à la culture plus de terres, et des terres de meilleure qualité. Les subsistances et les vêtements deviennent plus abondants, en même temps que l'air devient plus salubre sur les terrains plus bas, par suite du défrichement des bois. La demeure devient aussi plus confortable. Dans le principe ce n'était guère qu'un trou pratiqué dans la terre. Par suite, elle se composa de troncs d'arbres morts que les efforts isolés du premier colon parvinrent à rouler et à superposer. Jusque-là la cheminée était chose inconnue, et l'homme devait vivre au milieu d'une fumée perpétuelle, s'il ne voulait mourir de froid ; la fenêtre était un objet de luxe, auquel on n'avait pas encore songé. Si la rigueur de l'hiver l'obligeait à tenir sa porte close, non-seulement il était suffoqué, mais il passait ses journées au milieu de l'obscurité. L'emploi de son temps, pendant la plus grande partie de l'année, était donc complètement stérile, et il courait le risque de voir sa vie abrégée par la maladie, résultat de l'air insalubre qu'il respirait dans l'intérieur de sa misérable hutte, ou du froid rigoureux qu'il endurait au dehors. Avec l'accroissement de la population, tous ont acquis la richesse, produit de la culture de sols nouveaux et de meilleure qualité, et d'un pouvoir plus grand de commander les services de la nature. Avec l'accroissement dont nous venons de parler, il y eut un nouvel accroissement dans la puissance de l'association, en même temps qu'une tendance croissante au développement de l'individualité, à mesure que les modes de travail sont devenus de plus en plus diversifiés. Maintenant l'homme abat le chêne immense et l'énorme pin ; avec ces matériaux il peut, dès lors, construire de nouvelles demeures ; et chacune d'elles est, successivement et régulièrement, construite dans de meilleures conditions que la première. La santé s'améliore et la population s'accroît encore plus rapidement. Une partie de cette population s'occupe aujourd'hui des travaux des champs, tandis que l'autre prépare les peaux de bêtes et les rend propres à devenir des vêtements ; une troisième classe fabrique des haches, des bêches, des houes, des charrues et autres instruments destinés à seconder l'homme dans les travaux des champs et ceux de construction. La quantité de subsistances augmente rapidement et, avec elle, la puissance d'accumulation. Dans les premières années, on était perpétuellement exposé au danger de la disette ; aujourd'hui qu'il y a un excédant, une partie des produits est mise en réserve en prévision de l'insuffisance des récoltes.
La culture s'étend sur le flanc des collines, où des sols creusés plus profondément, maintenant sillonnés par la charrue, donnent un rapport plus considérable, tandis qu'en bas, sur le revers des coteaux, chaque année est marquée successivement par la disparition des grands arbres qui, jusqu'alors, occupaient les terrains plus riches, les espaces intermédiaires devenant, dans l'intervalle, plus fertiles, par suite de la décomposition d'énormes racines, et plus faciles à labourer, par suite du dépérissement graduel des tronçons d'arbres. Un seul boeuf attelé à une charrue peut maintenant retourner les mottes de terre, sur un espace plus considérable que deux boeufs ne pouvaient le faire dans le principe. Un seul laboureur fait alors plus de besogne que n'en auraient pu accomplir, sur le terrain cultivé primitivement, des centaines d'individus à l'aide de bâtons pointus. La communauté étant devenue ensuite capable de drainer quelques-uns des terrains bas, on obtient d'abondantes moissons de blé, d'un sol meilleur maintenant mis en culture pour la première fois. Jusqu'alors les boeufs erraient dans les bois, attrapant pour se nourrir ce qu'ils pouvaient ; mais aujourd'hui on abandonne la prairie à leur usage ; l'emploi de la hache et de la scie permet à la famille de les retenir dans l'enceinte d'une clôture, et de diminuer ainsi la peine qu'il y avait à se procurer des provisions de viande, de lait, de beurre et de peaux. Jusqu'à ce jour, son animal domestique était surtout le porc qui pouvait se nourrir de glands ; aujourd'hui elle y joint le boeuf et peut-être les moutons, les terres cultivées primitivement étant abandonnées à ces derniers. Elle se procure beaucoup plus de viande et de blé, et avec bien moins de peine qu'à aucune autre époque antérieure, conséquence de l'accroissement du nombre de ses membres et de la puissance d'association. De nombreuses générations ont déjà disparu, des générations plus jeunes profitent aujourd'hui de la richesse que les premières ont accumulée, et peuvent ainsi appliquer leur propre travail avec un avantage chaque jour plus considérable, en obtenant une rémunération constamment croissante, en même temps qu'une augmentation a lieu dans la faculté d'accumuler, et qu'il reste des efforts moins pénibles à accomplir. Maintenant elle appelle à son secours des forces nouvelles, et l'on ne laisse plus l'eau couler en pure perte. L'air lui-même est approprié au travail ; les moulins à vent doivent moudre le blé et les scieries débiter le bois de charpente, qui disparaît plus rapidement, tandis que le drainage est en voie d'amélioration, grâce à des bêches et des charrues plus perfectionnées. Le petit fourneau fait son apparition, et le charbon étant appliqué maintenant à la réduction du minerai de fer que donne le sol, il se trouve que le travail d'un seul jour devient plus fructueux que n'était autrefois celui de plusieurs semaines. La population se répand le long des collines, descend dans les vallées, et devient de plus en plus compacte au siége de l'établissement primitif ; à chaque pas en avant, nous trouvons la tendance croissante à combiner les efforts pour produire les substances alimentaires, fabriquer les vêtements et les ustensiles de ménage, construire des maisons, et préparer les machines destinées à l'aider dans tous ces travaux. Maintenant les arbres les plus gros, ceux qui croissent sur le terrain le plus fertile, disparaissent, et des marais profonds sont desséchés. Bientôt on trace des routes pour faciliter les relations entre l'ancien établissement et les établissements plus nouveaux qui se sont formés autour de celui-ci, et permettre ainsi à l'individu qui cultive le blé de l'échanger contre de la laine, on peut-être contre des bêches ou des charrues perfectionnées, contre des vêtements ou des ameublements.
La population s'accroît encore ; sa richesse et sa force prennent un nouveau développement ; elle acquiert ainsi du loisir pour songer aux résultats que lui fournit sa propre expérience, non moins que celle de ses devanciers. De jour en jour l'intelligence est provoquée davantage à l'action. Le sable des alentours s'est trouvé recouvrir une couche de marne ; on combine ces deux éléments à l'aide des moyens perfectionnés aujourd'hui en usage ; on crée ainsi un sol d'une qualité bien supérieure à ceux qu'on avait jusqu'à ce jour soumis à la culture. En même temps qu'il y a accroissement dans la rémunération du travail, tous les individus sont mieux nourris, mieux vêtus, mieux logés, et tous sont excités à faire de nouveaux efforts ; jouissant d'une meilleure santé et pouvant travailler à l'intérieur aussi bien qu'au dehors, suivant la saison, ils peuvent se livrer à un travail plus constant et plus régulier. Jusqu'à ce jour ils ont eu de la peine à moissonner dans la saison favorable. Le moment de la moisson passant rapidement, il s'est trouvé que toute la force employée par la communauté était insuffisante pour empêcher qu'une quantité considérable de blé ne restât sur pied, à moins qu'étant devenu trop mûr, il ne tombât sur le sol ébranlé par les secousses du vent, ou les efforts des moissonneurs pour le récolter. Très-souvent ce blé s'est trouvé complètement perdu, par suite des changements de temps, lors même que le moment était opportun pour le recueillir. Le travail a été surabondant pendant le cours de l'année, en même temps que la moisson créait une demande de travail à laquelle on ne pouvait répondre. La faucille remplace maintenant l'oeuvre des bras, en même temps que la faux permet au fermier de couper ses foins. Puis viennent la faux à râteau et la herse, instruments qui tous ont pour but d'augmenter la facilité d'accumulation, et d'accroître ainsi la possibilité d'appliquer le travail à de nouveaux terrains plus profonds ou plus étendus, plus complètement couverts de bois, ou plus exposés aux inondations, et dès lors exigeant des remblais ainsi que des drainages. On crée aussi de nouvelles combinaisons. On constate que l'argile forme une couche inférieure, relativement à la terre appelée chaux, et que cette dernière, comme les terres ferrugineuses, a besoin d'être décomposée pour devenir propre à se combiner. La route tracée, le wagon, le cheval, facilitent le travail et permettent au fermier d'obtenir promptement des approvisionnements de la terre carbonifère qui a reçu le nom de houille ; et l'homme obtient maintenant, en brûlant la chaux et la combinant avec l'argile, un terrain de meilleure qualité qu'à aucune autre époque antérieure, un terrain qui lui donne plus de blé et qui exige de lui un travail moins pénible. La population et la richesse s'accroissent encore et la machine à vapeur prête son secours pour le drainage, en même temps que le chemin de fer et la locomotive facilitent le transport de ses produits au marché. Son bétail étant maintenant engraissé sous son toit, une portion considérable de ses riches prairies est convertie en engrais, qu'il appliquera aux terrains plus pauvres qui ont été primitivement mis en culture. — Au lieu d'expédier les subsistances qui doivent les engraisser au marché, il tire maintenant du marché leurs débris sous la forme d'os, à l'aide desquels il entretient la bonne qualité de sa terre. En passant ainsi progressivement de terrains peu fertiles à des terrains de meilleure qualité, on se procure une quantité constamment croissante de substances alimentaires et d'autres choses nécessaires à la vie, avec un accroissement correspondant dans la faculté de consommer et d'accumuler. Le danger de la disette et de la maladie a désormais disparu. La rémunération du travail devenant plus considérable et la condition de l'homme, en s'améliorant chaque jour, rendant le travail agréable, on voit aussi l'homme partout s'appliquant davantage au travail, à mesure que son labeur devient moins pénible. La population augmente encore, et l'on voit cet accroissement rapide devenir plus considérable, à chacune des générations qui se succèdent, en même temps qu'avec celles-ci on voit s'accroître la faculté de vivre dans des rapports réciproques, par suite du pouvoir de se procurer constamment des approvisionnements plus considérables sur la même superficie de terrain. A chaque pas fait dans cette direction, on voit le désir de l'association et de la combinaison des efforts actifs se développer, avec le développement du pouvoir de satisfaire ce désir ; et c'est ainsi que les travaux des individus deviennent plus productifs et qu'augmentent les facilités du commerce, avec une tendance constante à produire l'harmonie, la paix, la sûreté des personnes et des propriétés garantie soit entre ces individus soit avec le monde, accompagnée d'une augmentation constante de population, de richesse, de prospérité et de bonheur.
Telle a été l'histoire de l'homme partout où l'on a laissé s'accroître la population et la richesse. Avec le développement de la population, il y a eu accroissement de la puissance d'association entre les individus pour conquérir la domination sur les grandes forces existantes dans la nature, pour dégager ces mêmes forces et les contraindre à lui prêter secours dans le travail ayant pour but de produire la nourriture, le vêtement et l'abri exigés pour ses besoins, et lui rendre plus faciles les moyens d'étendre la sphère de ses associations. Partout on a vu l'homme commencer pauvre, sans ressources personnelles, et incapable de combiner ses efforts avec ceux de ses semblables, et, conséquemment, partout l'esclave de la nature. Partout, à mesure que la population a augmenté, on l'a vu devenir, d'année en année et de siècle en siècle, de plus en plus en plus le dominateur de cette même nature, et chaque progrès dans ce sens a été marqué par le rapide développement de l'individualité suivi d'un accroissement dans la puissance d'association, dans le sentiment de la responsabilité, et dans la puissance du progrès.
Que les choses se soient passées ainsi chez toutes les nations et dans toutes les parties de la terre, c'est ce qui est tellement évident qu'il semblerait presque inutile de fournir la preuve d'un pareil fait ; et cela le serait réellement, si l'on n'eût affirmé que la marche des choses avait eu lieu précisément en sens inverse ; que l'homme avait toujours commencé l'oeuvre de culture sur les terrains fertiles, et qu'alors les subsistances avaient été abondantes ; mais qu'à mesure que la population avait augmenté, ses successeurs s'étaient vus forcés d'avoir recours à des terrains de qualité inférieure, qui n'accordaient à leur labeur qu'une rémunération de moins en moins considérable, en même temps qu'il y avait tendance constante à l'excès de population, à la pauvreté, à la misère et à la mortalité. S'il en était ainsi, il ne pourrait rien exister qu'on pût appeler l'universalité, dans les lois naturelles auxquelles l'homme est soumis ; car, en ce qui concerne toutes les autres sortes de matières, nous le voyons invariablement s'adresser d'abord à celles qui sont inférieures, et passer, à mesure que la richesse et la population se développent, à celles qui sont supérieures, avec une rémunération constamment croissante pour son travail. Nous l'avons vu commencer par la hache formée d'un caillou tranchant, et passer successivement à l'usage de la hache de cuivre, de bronze et de fer, jusqu'au moment où il est arrivé enfin à celle d'acier ; nous l'avons vu abandonner le fuseau et la quenouille pour le métier à filer et la mécanique, le canot pour le navire, le transport à dos d'homme pour le transport sur les wagons du chemin de fer, les hiéroglyphes tracés sur des peaux par un pinceau grossier pour le livre imprimé, et la société grossière de la tribu sauvage, chez laquelle la force constitue le droit, pour la communauté sociale organisée, où l'on respecte les droits des individus, faibles sous le rapport du nombre ou de la puissance musculaire. Après avoir étudié ces faits et nous être convaincus que telle a été la marche suivie par l'homme, en ce qui concerne toutes les choses autres que la terre, nécessaires pour la culture, nous sommes portés à croire que là aussi il en a dû être de même, et que cette théorie invoquée, en vertu de laquelle l'homme devient de plus en plus l'esclave de la nature, à mesure que la richesse et la population se développent, doit être une théorie fausse.