CHAPITRE VII
De la Neutralité & du passage des Troupes en pays neutre.
§.103 Des Peuples neutres
Les Peuples neutres, dans une Guerre, sont ceux qui n'y prennent aucune part, demeurant Amis communs des deux partis, & ne favorisant point les armes de l’un, au préjudice de l’autre. Nous avons à considérer les obligations & les droits, qui découlent de la Neutralité.
§.104 Conduite que doit tenir un peuple neutre
Pour bien saisir cette question, il faut éviter de confondre ce qui est permis à une Nation libre de tout engagement, avec ce qu'elle peut faire, si elle prétend être traitée comme parfaitement neutre, dans une guerre. Tant qu'un Peuple neutre veut jouïr sûrement de cet état, il doit montrer en toutes choses une exacte impartialité entre ceux qui se font la guerre. Car s'il favorise l’un, au préjudice de l’autre, il ne pourra se plaindre, quand celui-ci le traitera comme adhérent & Associé de son Ennemi. Sa Neutralité seroit une Neutralité frauduleuse, dont personne ne veut être la dupe. On la souffre quelquefois, parce qu’on n’est pas en état de s'en ressentir ; on dissimule, pour ne pas s'attirer de nouvelles forces sur les bras. Mais nous cherchons ici ce qui est de droit, & non ce que la prudence peut dicter, selon les conjonctures. Voyons donc en quoi consiste cette impartialité, qu'un Peuple neutre doit garder.
Elle se rapporte uniquement à la Guerre, & comprend deux choses :
1°, Ne point donner de sécours, quand on n'y est pas obligé, ne fournir librement ni Troupes, ni Armes, ni Munitions, ni rien de ce qui sert directement la Guerre. je dis ne point donner de sécours, & non pas en donner également, car il seroit absurde qu'un Etat sécourût en même-tems deux Ennemis : Et puis il seroit impossible de le faire avec égalité ; les mêmes choses, le même nombre de Troupes, la même quantité d'armes, de munitions &c, fournies en des circonstances différentes, ne forment plus des sécours équivalens.
2°, Dans tout ce qui ne regarde pas la Guerre, une Nation neutre & impartiale ne refusera point à l’un des partis, à raison de la querelle présente, ce qu'elle accorde à l’autre. Ceci ne lui ôte point la liberté, dans ses Négociations, dans ses liaisons d'Amitié, & dans son Commerce, de se diriger sur le plus grand bien de l’Etat. Quand cette raison l’engage à des préférences, pour des choses, dont chacun dispose librement ; elle ne fait qu’user de son droit : il n’y a point là de partialité. Mais si elle refusoit quelqu'une de ces choses-là à l’un des partis, uniquement parce qu'il fait la guerre à l’autre, pour favoriser celui-ci, elle ne garderoit plus une exacte neutralité.
§.105 Un Allié peut fournir le sécours qu'il doit, & rester neutre
J'ai dit qu'un Etat neutre ne doit donner du sécours ni à l’un ni à l’autre des deux partis, quand il n'y est pas obligé. Cette restriction est nécessaire. Nous avons déjà vû, que quand un Souverain fournit le sécours modéré, qu'il doit en vertu d'une ancienne Alliance défensive, il ne s'associe point à la Guerre (§.101) : il peut donc s'acquitter de ce qu'il doit, & garder du reste une exacte Neutralité. Les exemples en sont fréquens en Europe.
§.106 Du droit de demeurer neutre
Quand il s’élève une Guerre entre deux Nations, toutes les autres, qui ne sont point liées par des Traités, sont libres de demeurer neutres ; si quelqu'un vouloit les contraindre à se joindre à lui, il leur feroit injure, puisqu'il entreprendroit sur leur indépendance, dans un point trés-essentiel. C’est à elles uniquement de voir si quelque raison les invite à prendre parti ; & elles ont deux choses à considérer :
1°, La justice de la Cause. Si elle est évidente, on ne peut favoriser l’injustice ; il est beau, au contraire, de sécourir l’innocence opprimée, lorsqu'on en à le pouvoir. Si la Cause est douteuse, les Nations peuvent suspendre leur jugement, & ne point entrer dans une querelle étrangère.
2°, Quand elles voient de quel côté est la justice, il reste encore à examiner s'il est du bien de l’Etat de se mêler de cette affaire & de s'embarquer dans la guerre.
§.107 Des Traités de Neutralité
Une Nation qui fait la Guerre, ou qui se prépare à faire, prend souvent le parti de proposer un Traité de Neutralité à celle qui lui est suspecte. Il est prudent de sçavoir de bonne-heure à quoi s'en tenir, & de ne point s'exposer à voir tout-à-coup un Voisin se joindre à l’Ennemi, dans le plus fort de la guerre. En toute occasion où il est permis de rester neutre, il est permis aussi de s'y engager par un Traité.
Quelquefois même cela devient permis par nécessité. Ainsi, quoiqu’il soit du devoir de toutes les Nations de sécourir l’innocence opprimée (L.II §.4) ; si un Conquérant injuste, prêt à envahir le bien d'autrui, me présente la Neutralité, lorsqu'il est en état de m'accabler, que puis-je faire de mieux que de l’accepter ? J'obéis à la nécessité ; & mon impuissance me décharge d'une obligation naturelle. Cette même impuissance me dégageroit même d'une obligation parfaite, contractée par une Alliance. L’Ennemi de mon Allié me menace avec des forces très-supérieures ; mon sort est en sa main : il exige que je renonce à la liberté de fournir aucun sécours contre lui. La nécessité, le soin de mon salut, me dispensent de mes engagemens. C’est ainsi que Louis XIV força VICTOR-AMEDEE Duc de Savoye, à quitter le parti des Alliés. Mais il faut que la nécessité soit très-pressante. Les lâches seuls, ou les perfides, s’autorisent de la moindre crainte, pour manquer à leurs promesses, ou pour trahir leur devoir. Dans la dernière Guerre, le Roi de Pologne Electeur de Saxe & le Roi de Sardaigne ont tenu ferme contre le malheur des événemens, & ils ont eû la gloire de ne point traiter sans leurs Alliés.
§.108 Nouvelle raison de faire ces Traités
Une autre raison rend les Traités de Neutralité utiles & même nécessaires. La Nation qui veut assurer sa tranquillité, lorsque le feu de la Guerre s'allume dans son Voisinage, n'y peut mieux réussir qu'en concluant avec les deux partis des Traités, dans lesquels on convient expressément de ce que chacun pourra faire, ou exiger, en vertu de la neutralité. C'est le moyen de se maintenir en paix, & de prévenir toute difficulté, toute chicane.
§.109 Fondement des règles sur la neutralité
Si l’on n'a point de pareils Traités, il est à craindre qu'il ne s'élève souvent des disputes sur ce que la Neutralité permet, ou ne permet pas. Cette matière offre bien des Questions, que les Auteurs ont agitées avec chaleur, & qui ont excité entre les Nations des querelles plus dangereuses. Cependant le Droit de la Nature & des Gens à ses Principes invariables, & peut fournir des Règles, sur cette matière, comme sur les autres. Il est aussi des choses qui ont passé en Coûtume entre les Nations policées, & auxquelles il faut se conformer, si l’on ne veut pas s'attirer le blâme de rompre injustement la paix. Quant aux Régles du Droit des Gens Naturel, elles résultent d'une juste combinaison des Droits de la Guerre, avec la Liberté, le salut, les avantages, le Commerce & les autres Droits des Nations neutres. C’est sur ce principe, que nous formerons les Règles suivantes.
§.110 Comment on peut permettre des Levées, prêter de l’argent, ou vendre toute sorte de choses, sans rompre la neutralité
Prémiérement, tout ce qu'une Nation fait en usant de ses droits, & uniquement en vuë de son propre bien, sans partialité, sans dessein de favoriser une Puissance au préjudice d'une autre ; tout cela, dis-je, ne peut, en général, être regardé comme contraire à la Neutralité, & ne devient tel que dans ces occasions particulières, où il ne peut avoir lieu sans faire tort à l’un des partis, qui a alors un droit particulier de s'y opposer. C’est ainsi que l’Assiégeant à droit d'interdire l’entrée de la Place assiégée (voyez ci-dessous le §.117). Hors ces sortes de cas, ses querelles d'autrui m'ôteront-elles la libre disposition de mes droits, dans la poursuite des mesures que je croirai salutaires à ma Nation ? Lors donc qu'un Peuple est dans l’usage, pour occuper & pour exercer ses sujets, de permettre des Levées de Troupes en faveur de la Puissance à qui si veut bien les confier ; l’Ennemi de cette Puissance ne peut traiter ces permissions d'hostilités, à moins qu'elles ne soient données pour envahir ses Etats, ou pour la défense d'une Cause odieuse & manifestement injuste. Il ne peut même prétendre de droit, qu’on lui en accorde autant ; parceque ce Peuple peut avoir des raisons de le refuser, qui n'ont pas lieu à l’égard du parti contraire ; & c’est à lui de voir ce qui lui convient. Les Suisses, comme nous l’avons déja dit, accordent des Levées de Troupes à qui il leur plait ; & personne jusqu'ici ne s’est avisé de leur faire la guerre à ce sujet. Il faut avouer cependant, que si ces Levées étoient considérables, si elles faisoient la principale force de mon Ennemi, tandis que, sans alléguer de raisons solides, on m'en refuseroit absolument ; j'aurais tout lieu de regarder ce Peuple comme ligué avec mon Ennemi ; & en ce cas, le soin de ma propre sûreté m'autoriseroit à le traiter comme tel.
Il en est de même de l’argent, qu'une Nation auroit coûtume de prêter à usure. Que le Souverain, ou ses sujets prêtent ainsi leur argent à mon Ennemi, & qu’ils me le refusent, parce qu’ils n'auront pas la même confiance en moi ; ce n’est pas enfreindre la Neutralité : Ils placent leurs fonds là où ils croient trouver leur Sûreté. Si cette préférence n'est pas fondée en raisons, je puis bien l’attribuer à mauvaise volonté envers moi, ou à prédilection pour mon Ennemi. Mais si j'en prenois occasion de déclarer la Guerre, je ne serois pas moins condamné par les vrais principes du Droit des Gens, que par l’usage, heureusement établi en Europe. Tant qu'il paroit que cette Nation prête son argent uniquement pour s'en procurer l’intérêt ; elle peut en disposer librement & selon sa prudence, sans que je sois en droit de me plaindre.
Mais si le prêt se faisoit manifestement pour mettre un Ennemi en état de m'attaquer ; ce seroit concourrir à me faire la guerre.
Que si ces Troupes étoient fournies à mon Ennemi par l’Etat lui-même, & à ses fraix, ou l’argent prêté de même par l’Etat, sans intérêt ; ce ne seroit plus une question de sçavoir, si un pareil sécours se trouveroit incompatible avec la Neutralité.
Disons encore, sur les mêmes principes, que si une Nation commerce en Armes, en bois de construction, en Vaisseaux, en Munitions de Guerre, je ne puis trouver mauvais qu'elle vende de tout cela à mon Ennemi, pour vû qu'elle ne refuse pas de m'en vendre aussi à un prix raisonnable : Elle exerce son trafic, sans dessein de me nuire ; & en le continuant, comme si je n'avais point de guerre, elle ne me donne aucun juste sujet de plainte.
§.111 Du Commerce des Nations neutres avec celles qui sont en guerre
Je Suppose, dans ce que je viens de dire, que mon Ennemi va acheter lui-même dans un pays neutre. Parlons maintenant d'un autre cas, du Commerce que les Nations neutres vont exercer chez mon Ennemi. Il est certain que, ne prenant aucune part à ma querelle, elles ne sont point tenuës de renoncer à leur trafic, pour éviter de fournir à mon Ennemi les moyens de me faire la guerre. Si elles affectoient de ne me vendre aucun de ces articles, en prenant des mesures pour les porter en abondance à mon Ennemi, dans la vuë manifeste de le favoriser ; cette partialité les tireroit de la Neutralité. Mais si elles ne font que suivre tout uniment à leur Commerce, elles ne le déclarent point par là contre mes intérêts ; elles exercent un droit, que rien ne les oblige de me sacrifier.
D'un autre côté, dés que je suis en guerre avec une Nation, mon salut & ma sûreté demandent que je la prive, autant qu'il est en mon pouvoir, de tout ce qui peut la mettre en état de me résister & de me nuire. Ici le Droit de nécessité déploye sa force. Si ce droit m'autorise bien, dans l’occasion, à me saisir de ce qui appartient à autrui, ne pourra-t-il m'autoriser à arrêter toutes les choses appartenantes à la Guerre, que des peuples neutres conduisent à mon Ennemi ? Quand je devrois par là me faire autant d'ennemis de ces peuples neutres, il me conviendroit de le risquer, plûtôt que de laisser fortifier librement celui qui me fait actuellement la guerre. Il est donc très-à-propos, très-convenable au Droit des Gens, qui défend de multiplier les sujets de guerre, de ne point mettre au rang des hostilités ces sortes de saisies, faites sur des Nations neutres. Quand je leur ai notifié ma Déclaration de Guerre à tel ou tel Peuple ; si elles veulent s'exposer à lui porter des choses qui servent à la Guerre, elles n'auront pas sujet de se plaindre, au cas que leurs Marchandises tombent dans mes mains, de même que je ne leur déclare pas la guerre, pour avoir tenté de les porter. Elles souffrent, il est vrai, d'une Guerre, à laquelle elles n'ont point de part ; mais c’est par accident, je ne m'oppose point à leur droit, j’use seulement du mien ; & si nos droits se croisent & se nuisent réciproquement, c’est par l’effet d'une nécessité inévitable. Ce conflict arrive tous les jours dans la Guerre. Lorsqu’usant de mes droits, j’épuise un pays, d'où vous tiriez votre subsistance, lorsque j'assiége une Ville, avec laquelle vous faisiez un riche Commerce ; je vous nuis sans-doute, je vous cause des pertes, des incommodités ; mais c’est sans dessein de vous nuire ; je ne vous fais point injure, puisque j’use de mes droits.
Mais afin de mettre des bornes à ces inconvéniens, de laisser subsister la liberté du Commerce, pour les Nations neutres, autant que les Droits de la Guerre peuvent le permettre, il est des règles à suivre, & desquelles il semble que l’on soit assez généralement convenu en Europe.
§.112 Des Marchandises de contrebande
La prémière est de distinguer soigneusement les Marchandises communes, qui n'ont point de rapport à la Guerre, de celles qui y servent particulièrement. Le Commerce des premières doit être entièrement libre aux Nations neutres ; les Puissances en guerre n'ont aucune raison de le leur refuser, d'empêcher le transport de pareilles marchandises chez l’Ennemi : Le soin de leur Sûreté, la nécessité de se défendre, ne les y autorise point, puisque ces choses ne rendront pas l’ennemi plus formidable. Entreprendre d'en interrompre, d'en interdire le Commerce, ce seroit violer les droits des Nations neutres & leur faire injure ; la nécessité comme nous venons de le dire, étant la seule raison, qui autorise à gêner leur Commerce & leur navigation dans les ports de l’Ennemi. L’Angleterre & les Provinces-Unies étant convenuës le 22 Août 1689 par le Traité de Wittehall, de notifier à tous les Etats qui n'étoient pas en guerre avec la France, qu'elles attaqueraient, & qu'elles déclaroient d'avance de bonne prise, tout Vaisseau destiné pour un des ports de ce Royaume, ou qui en sortiroit ; la Suéde & le Dannemarck, sur qui on avoit fait quelques prises, se liguèrent le 17 Mars 1693 pour soutenir leurs droits & se procurer une juste satisfaction. Les deux Puissances Maritimes, reconnoissant que les plaintes des deux Couronnes étoient bien fondées, leur firent justice (a(a) Voyez d'autres exemptes dans GROTIUS L.III Ch.I §.V not.6).
Les choses qui sont d'un usage particulier pour la Guerre, & dont on empêche le transport chez l’Ennemi, s'appellent Marchandise de Contrebande. Telles sont les Armes, les Munitions de Guerre, les bois & tout ce qui sert à la construction & à l’armement des Vaisseaux de Guerre, les Chevaux, & les vivres mêmes, en certaines occasions, où l’on espère de réduire l’Ennemi par la faim.
§.113 Si l’on peut confisquer ces marchandises
Mais pour empêcher le transport des Marchandises de Contrebande chez l’Ennemi, doit-on se borner à les arrêter, à les saisir, en en payant le prix au propriétaire ; ou bien est-on en droit de les confisquer ? Se contenter d'arrêter ces marchandises, seroit le plus souvent un moyen inefficace, principalement sur mer, où il n’est pas possible de couper tout accès aux ports de l’Ennemi. On prend donc le parti de confisquer toutes les Marchandises de Contrebande dont on peut se saisir, afin que la crainte de perdre servant de frein à l’avidité du gain, les Marchands des pays neutres s’abstiennent d'en porter à l’Ennemi. Et certes il est d'une si grande importance pour une Nation qui fait la Guerre, d'empêcher, autant qu'il est en son pouvoir, que l’on ne porte à son Ennemi des choses qui le fortifient & le rendent plus dangereux, que la nécessité, le soin de son salut & de sa sûreté l’autorisent à y employer des moyens efficaces, à déclarer qu'elle regardera comme de bonne prise toutes les choses de cette nature, que l’on conduira à son Ennemi. C’est pourquoi elle notifie aux Etats neutres sa Déclaration de Guerre (§.63) : Sur quoi ceux-ci avertissent ordinairement leurs sujets de s’abstenir de tout Commerce de contrebande avec les peuples qui sont en guerre, leur déclarant, que s'ils y sont pris, le Souverain ne les protégera point. C’est à quoi les Coûtumes de l’Europe paroissent aujourd’hui s'être généralement fixées, après bien des variations, comme on peut le voir dans la Note de GROTIUS, que nous venons de citer, & particulièrement par les Ordonnances des Rois de France, des années 1543. & 1584, lesquelles permettent seulement aux François de se saisir des Marchandises de Contrebande & de les garder, en en payant la valeur. L’usage moderne est certainement ce qu'il y a de plus convenable aux devoirs mutuels des Nations, & de plus propre à concilier leurs droits respectifs. Celle qui fait la Guerre à le plus grand intérêt à priver son Ennemi de toute assistance étrangère, & par là elle est en droit de regarder, sinon absolument comme ennemis, au moins comme gens qui se soucient fort peu de lui nuire, ceux qui portent à son Ennemi les choses dont il a besoin pour la Guerre : Elle les punit par la confiscation de leurs marchandises. Si le Souverain de ceux-ci entreprenoit de le protéger, ce seroit comme s'il vouloit fournir lui-même cette espèce de sécours : Démarche contraire sans-doute à la Neutralité. Une Nation, qui sans autre motif que l’appât du gain, travaille à fortifier mon Ennemi, & ne craint point de me causer un mal irréparable ; cette Nation n’est certainement pas mon Amie (a(a) De nos jours le Roi d’Espagne interdit l’entrée de ses ports aux Vaisseaux de Hambourg, parceque cette Ville s'étoit engagée à fournir des Munitions de Guerre aux Algériens, & l’a ainsi obligée à rompre son Traité avec les Barbaresques.), & elle me met en droit de la considérer & de la traiter comme Associée de mon Ennemi. Pour éviter donc des sujets perpétuels de plainte & de rupture, on est convenu, d'une manière tout-à-fait conforme aux vrais principes, que les Puissances en guerre pourront saisir & confisquer toutes les Marchandises de Contrebande, que des personnes neutres transporteront chez leur Ennemi, sans que le Souverain de ces personnes-là s'en plaigne ; comme, d'un autre côté, la Puissance en guerre n'impute point aux Souverains neutres, ces entreprises de leurs sujets. On a soin même de régler en détail toutes ces choses dans des Traités de Commerce & de Navigation.
§.114 De la visite des Vaisseaux neutres
On ne peut empêcher le transport des effets de Contrebande si l’on ne visite pas les Vaisseaux neutres, que l’on rencontre en mer. On est dont en droit de les visiter. Quelques Nations puissantes ont refusé en différens tems, de se soumettre à cette visite. « Après la paix de Vervins, la Reine ELISABETH continuant la Guerre avec l’Espagne, pria le Roi de France de permettre qu'elle fit visiter les Vaisseaux François qui alloient en Espagne, pour savoir s'ils n'y portoient point de Munitions de guerre cachées : Mais on le refusa, par la raison que ce seroit une occasion de favoriser le pillage, & de troubler le Commerce (a(a) GROTIUS, ubi suprà.). » Aujourd’hui un Vaisseau neutre qui refuseroit de souffrir la visite, se feroit condamner par cela seul, comme étant de bonne prise. Mais pour éviter les inconvéniens, les vexations & tout abus, on règle, dans les Traités de Navigation & de Commerce, la manière dont la visite se doit faire. Il est reçu aujourd'hui, que l’on doit ajoûter foi aux Certificats, Lettres de mer &c. que présente le Maître du Navire, à moins qu'il n'y paroisse de la fraude, ou qu’on n’ait de bonnes raisons d'en soupçonner.
§.115 Effets de l’Ennemi sur un vaisseau neutre
Si l’on trouve sur un Vaisseau neutre des effets appartenants aux Ennemis, on s'en saisit par le droit de la Guerre ; mais naturellement on doit payer le frêt au Maître du Vaisseau, qui ne peut souffrir de cette saisie.
§.116 Effets neutres sur un vaisseau ennemi
Les effets des peuples neutres, trouvés sur un Vaisseau ennemi doivent être rendus aux propriétaires, sur qui on n'a aucun droit de les confisquer ; mais sans indemnité pour retard, dépérissement &c. La perte que les propriétaires neutres souffrent en cette occasion, est un accident, auquel ils se sont exposés en chargeant sur un Vaisseau ennemi ; & celui qui prend ce Vaisseau en usant du Droit de la Guerre, n'est point responsable des accidens qui peuvent en résulter, non plus que si son canon tuë sur un bord ennemi, un passager neutre, qui s'y rencontre pour son malheur.
§.117 Commerce avec une Place assiégée
Jusques-ici nous avons parlé du Commerce des peuples neutres avec les Etats de l’Ennemi en général. Il est un cas particulier, les Droits de la Guerre s'étendent plus loin. Tout Commerce absolument est défendu avec une Ville assiégée. Quand je tiens une Place allégée, ou seulement bloquée, je suis en droit d’empêcher que personne n'y entre, & de traiter en ennemi quiconque entreprend d'y entrer sans ma permission, ou d'y porter quoi que ce soit ; car il s'oppose à mon entreprise ; il peut contribuer à la faire échouer, & par là, me faire tomber dans tous les maux d'une Guerre malheureuse. Le Roi DEMETRIUS fit pendre le Maître & le Pilote d'un Vaisseau, qui portoit des vivres à Athènes, lorsqu’il étoit sur le point de prendre cette Ville par famine (a(a) PLUTARQUE, in Demetrio). Dans la longue & sanglante Guerre, que les Provinces-Unies ont soutenuë contre l’Espagne, pour recouvrer leur Liberté, elles ne voulurent point souffrir que les Anglois portassent des Marchandises à Dunkerque, devant laquelle elles avoient une flotte (b(b) GROTIUS, dans la note déja citée.).
§.118 Offices impartiaux des Peuples neutres
Un Peuple neutre conserve avec les deux partis qui se font la guerre, les rélations, que la Nature à mises entre les Nations : il doit être prêt à leur rendre tous les Offices d'humanité, que les Nations se doivent mutuellement ; il doit leur donner, dans tout ce qui ne regarde pas directement la Guerre, toute l’assistance qui est en son pouvoir, & dont ils ont besoin. Mais il doit la donner avec impartialité c’est-à-dire ne rien refuser à l’un des partis, par la raison qu'il fait la guerre à l’autre (§.104) : Ce qui n'empêche point que, si cet Etat neutre à des rélations particulières d'Amitié & de bon Voisinage avec l’un de ceux qui se font la guerre, il ne puisse lui accorder, dans tout ce qui n'appartient pas à la Guerre, ces préférences, qui sont duës aux Amis. A plus forte raison pourra-t-il, sans conséquence, lui continuer dans le Commerce, par exemple, des faveurs stipulées dans leurs Traités. Il permettra donc également aux sujets des deux partis, autant que le bien public pourra le souffrir, de venir dans son territoire pour leurs affaires, d'y acheter des vivres, des Chevaux, & généralement toutes les choses dont ils auront besoin ; à moins que par un Traité de Neutralité, il n’ait promis de refuser à l’un & à l’autre les choses qui servent à la Guerre. Dans toutes les Guerres qui agitent l’Europe, les Suisses maintiennent leur Territoire dans la Neutralité : Ils permettent à tout le monde indistinctement d'y venir acheter des vivres, si le pays en à de reste, des Chevaux, des Munitions, des Armes.
§.119 Du passage des Troupes en pays neutre
Le passage innocent est dû à toutes les Nations avec lesquelles on vit en paix (L.II §.123), & ce devoir s'étend aux Troupes comme aux particuliers. Mais c’est au Maître du Territoire de juger si le passage est innocent (Ibid. §.128) & il est très-difficile que celui d'une Armée le soit entièrement. Les Terres de la République de Venise, celles du Pape, dans les dernières Guerres d'Italie, ont souffert de très-grands dommages, par le passage des Armées, & sont devenuës souvent le Théatre de la guerre.
§.120 On doit demander le passage
Le passage des Troupes, & sur-tout d'une Armée entière n'étant donc point une chose indifférente ; celui qui veut passer dans un pays neutre avec des Troupes doit en demander la permission au Souverain. Entrer dans son territoire sans son aveu, c’est violer ses Droits de Souveraineté & de haut Domaine, en vertu desquels, nul ne peut disposer de ce territoire, pour quelque usage que ce soit, sans sa permission, expresse, ou tacite. Or on ne peut présumer une permission tacite, pour l’entrée d'un Corps de Troupes, entrée qui peut avoir des suites si sérieuses.
§.121 Il peut être refusé pour de bonnes raisons
Si le Souverain neutre à de bonnes raisons de refuser le passage il n'est point obligé de l’accorder ; puisqu'en ce cas, le passage n’est plus innocent (L.II §.127).
§.122 En quel cas on peut le forcer
Dans tous les cas douteux, il faut s'en rapporter au jugement du Maître, sur l’innocence de l’usage qu’on demande à faire des choses appartenantes à autrui (L.II §§.128 & 130), & souffrir son refus, bien qu’on le croye injuste. Si l’injustice du refus étoit manifeste, si l’usage, &, dans le cas dont nous parlons, le passage étoit indubitablement innocent ; une Nation pourroit se faire justice à elle-même, & prendre de force, ce qu’on lui refuseroit injustement. Mais nous l’avons déja dit, il est très-difficile que le passage d'une Armée soit entièrement innocent, & qu’il le soit bien évidemment ; Les maux qu'il peut causer, les dangers qu'il peut attirer sont si variés, ils tiennent à tant de choses, sont si compliqués, qu'il est presque toûjours impossible de tout prévoir, de pourvoir à tout. D'ailleurs, l’intérêt propre influë si vivement dans les jugemens des hommes. Si celui qui demande le passage peut juger de son innocence ; il n'admettra aucune des raisons qu’on lui opposera ; & vous ouvrez la porte à des querelles, à des hostilités continuelles. La tranquillité & la sûreté commune des Nations exigent donc que chacune soit maîtresse de son territoire, & libre d'en refuser l’entrée à toute Armée étrangère, quand elle n'a point dérogé là-dessus à sa Liberté naturelle par des Traités. Exceptons-en seulement ces cas très-rares, où l’on peut faire voir de la manière la plus évidente, que le passage demandé est absolument sans inconvénient & sans danger. Si le passage est forcé en pareille occasion, on blâmera moins celui qui le force, que la Nation qui attiré mal-à-propos cette violence. Un autre cas s'excepte de lui-même & sans difficulté, c’est celui d'une extrême nécessité. La nécessité urgente & absoluë suspend tous les droits de Propriété (Liv.II II §§.119. & 123) ; & si le maître n’est pas dans le même cas de nécessité que vous, il vous est permis de faire usage malgré lui, de ce qui lui appartient. Lors donc qu'une Armée se voit exposée à périr, ou ne peut retourner dans son pays, à moins qu'elle ne passe sur des terres neutres ; elle est en droit de passer malgré le Souverain de ces terres, & de s'ouvrir un passage l’épée à la main. Mais elle doit demander d'abord le passage, offrir des sûretés, & payer les dommages qu'elle aura causés. C’est ainsi qu'en usèrent les Grecs, en revenant d’Asie, sous la conduite d'AGESILAS (a(a) PLUTARQUE, vie d'Agésiras.).
L’extrême nécessité peut même autoriser à se saisir pour un tems d'une Place neutre, à y mettre Garnison, pour se couvrir contre l’Ennemi, ou pour le prévenir dans les desseins qu’il a sur cette même Place, quand le maître n'est pas en état de la garder. Mais il faut la rendre, aussi-tôt que le danger est patté, en payant tous les fraix, les incommodités & les dommages, que l’on aura causés.
§.123 La crainte du danger peut autoriser à le refuser
Quand la nécessité n'exige pas le passage, le seul danger qu'il y a à recevoir chez soi une Armée puissante, peut autoriser à lui refuser l’entrée du pays. On peut craindre qu'il ne lui prenne envie de s'en emparer, ou au moins d'y agir en maître, d'y vivre à discrétion. Et qu’on ne nous dise point avec GROTIUS (b(b) Liv.II chap.II §.XIII n.5.), que notre crainte injuste ne prive pas de son droit celui qui demande le passage. La crainte probable, fondée sur de bonnes raisons, nous donne le droit d'éviter ce qui peut la réaliser ; & la conduite des Nations ne donne que trop de fondement à celle dont nous parlons ici. D'ailleurs le droit de passage n’est point un droit parfait, si ce n'est dans le cas d'une nécessité pressante, ou lorsque l’innocence du passage est de la plus parfaite évidence.
§.124 Ou à exiger toute sûreté raisonnable
Mais je suppose dans le paragraphe précédant, qu’il ne soit pas praticable de prendre des sûretés capables d'ôter tout sujet de craindre les entreprises & les violences de celui, qui demande à passer. Si l’on peut prendre ces sûretés, dont la meilleure est de ne laisser passer que par petites bandes, & en consignant les armes, comme cela s'est pratiqué (a(a) Chez les Eléens & chez les anciens habitans de Cologne, Voyez GROTIUS ibid.) ; la raison prise de la crainte ne subsiste plus. Mais celui qui veut passer doit se prêter à toutes les sûretés raisonnables qu’on exige de lui, & par conséquent, passer par divisions & consigner les armes, si on ne veut pas le laisser passer autrement. Ce n’est point à lui de choisir les sûretés qu'il doit donner. Des Otages, une Caution seroient souvent bien peu capables de rassurer. De quoi me servira-t-il de tenir des Otages de quelqu'un, qui se rendra maître de moi ? Et la Caution est bien peu sûre contre un Principal trop puissant.
§.125 Si l’on est toûjours obligé de se prêter à toute sorte de sûretés
Mais est-on toûjours obligé de se prêter à tout ce qu’exige une Nation pour sa sûreté, quand on veut parer sur ses terres ? Il faut d'abord distinguer entre ses causes du passage, & ensuite on doit faire attention aux mœurs de la Nation à qui le demande. Si on n'a pas un besoin essentiel du passage, & qu’on ne puisse l’obtenir qu'à des conditions suspectes ou désagréables, il faut s'en abstenir, comme dans le cas d'un refus (§.122). Mais si la nécessité m'autorise à passer ; les conditions auxquelles on veut me le permettre, peuvent se trouver acceptables, ou suspectes & dignes d'être rejettées, selon les mœurs du peuple à qui j’ai affaire. Supposé que j'ai à traverser les terres d'une Nation barbare, féroce, & perfide ; me remettrai-je à sa discrétion, en livrant mes armes, en faisant passer mes Troupes par divisions ? Je ne pense pas que personne me condamne à une démarche si périlleuse. Comme la nécessité m’autorise à passer, c’est encore une espéce de nécessité pour mol, de ne passer que dans une posture à me garentir de toute embuche, de toute violence. J’offrirai toutes les sûretés, que je puis donner sans m’exposer moi-même follement ; & si on ne veut pas s'en contenter, je n'ai plus de conseil à prendre que de la nécessité & de la prudence : J'ajoûte, & de la modération la plus scrupuleuse ; afin de ne point aller au-delà du droit que me donne la nécessité.
§.126 De l’égalité qu'il faut garder, quant au passage, entre les deux parties
Si l’Etat neutre accorde ou refuse le passage à l’un de ceux qui sont en guerre, il doit l’accorder ou le refuser de même à l’autre, à moins que le changement des circonstances ne lui fournisse de solides raisons d'en user autrement. Sans des raisons de cette nature, accorder à l’un ce que l’on refuse à l’autre, ce seroit montrer de la partialité & sortir de l’exacte neutralité.
§.127 On ne peut se plaindre de l’Etat neutre qui accorde le passage
Quand je n'ai aucune raison de refuser le passage, celui contre qui il est accordé ne peut s'en plaindre, encore moins en prendre sujet de me faire la guerre ; puisque je n'ai fait que me conformer à ce que le Droit des Gens ordonne (§.119). Il n’est point en droit non plus d'exiger que je refuse le passage ; puisqu'il ne peut m'empêcher de faire ce que je crois conforme à mes devoirs. Et dans les occasions même où je pourrais avec Justice refuser le passage, il m’est permis de ne pas user de mon droit, Mais sur-tout, lorsque je serois obligé de soutenir mon refus les armes à la main, qui osera se plaindre de ce que j’ai mieux aimé lui laisser aller la Guerre, que de la détourner sur moi ? Nul ne peut exiger que je prenne les armes en sa faveur, si je n'y suis pas obligé par un Traité. Mais les Nations, plus attentives à leurs intérêts qu'à l’observation d'une exacte Justice, ne laissent pas, souvent, de faire sonner bien haut ce prétendu sujet de plainte. A la Guerre principalement, elles s'aident de tous moyens ; & si par leurs menaces elles peuvent engager un voisin à refuser passage à leurs Ennemis, la plûpart de leurs Conducteurs ne voient dans cette conduite qu'une sage Politique.
§.128 Cet Etat peut le refuser par la crainte des maux qu'il lui attireroit de la part du parti contraire
Un Etat puissant bravera ces menaces injustes, & ferme dans ce qu'il croit être de sa justice & de sa gloire, il ne se laissera point détourner par la crainte d'un ressentiment mal fondé : il ne souffrira pas même la menace. Mais une Nation foible, peu en état de se soutenir avec avantage, sera forcée de penser à son salut ; & ce soin important l’autorisera à refuser un passage, qui l’exposeroit à de trop grands dangers.
§.129 Et pour éviter de rendre son pays le théatre de la guerre
Une autre crainte peut l’y autoriser encore ; c’est celle d'attirer dans son pays les maux & les désordres de la Guerre. Car si même celui contre qui le passage est demandé garde assez de modération pour ne pas employer la menace à le faire refuser, il prendra le parti de le demander aussi de son côté, il ira au devant de son Ennemi ; & de cette maniére, le pays neutre deviendra le théatre de la Guerre. Les maux infinis qui en résulteroient, sont une très-bonne raison de refuser le passage. Dans tous ces cas, celui qui entreprend de le forcer, fait injure à la Nation neutre, & lui donne le plus juste sujet de joindre ses armes à celles du parti contraire. Les Suisses ont promis à la France, dans leurs Alliances, de ne point donner passage à ses Ennemis. Ils le refusent constamment à tous les Souverains qui sont en guerre, pour éloigner ce fléau de leurs frontières : Et ils sçavent faire respecter leur Territoire. Mais ils accordent le passage aux recruës, qui passent par petites bandes, & sans armes.
§.130 De ce qui est compris dans la concession du passage
La concession du passage comprend celle de tout ce qui est naturellement lié avec le passage des Troupes, & des choses sans lesquelles il ne pourroit avoir lieu : Telles sont la liberté de conduire avec soi tout ce qui est nécessaire à une Armée, celle d'exercer la Discipline Militaire sur les soldats & Officiers, & la permission d'acheter à juste prix les choses dont l’Armée aura besoin ; à moins que, dans la crainte de la disette, on n’ait réservé qu'elle portera tous ses vivres avec elle.
§.131 Sûreté du passage
Celui qui accorde le passage doit le rendre sûr, autant qu'il est en lui. La bonne-foi le veut ainsi : En user autrement, ce seroit attirer celui qui passe dans un piège.
§.132 On ne peut exercer aucune hostilité en pays neutre
Par cette raison, & parceque des Etrangers ne peuvent rien faire dans un Territoire, contre la volonté du Souverain, il n’est pas permis d'attaquer son Ennemi dans un pays neutre, ni d'y exercer aucun autre acte d'hostilité. La Flotte Hollandoise des Indes-Orientales s'étant retirée dans le port de Borgue en Norvège, l’an 1666, pour échapper aux Anglais, l’Amiral ennemi osa l’y attaquer. Mais le Gouverneur de Borgne fit tirer le canon sur les assaillans & la Cour de Dannemark se plaignit, trop mollement peut-être, d'une entreprise si injurieuse à sa Dignité & à ses Droits (a(a) l’Auteur Anglois de l’État présent du Dannemark prétend que les Danois avoit donné parole de livrer la Flotte Hollandoise ; mais qu’elle fut sauvée par quelques présents, faits à propos à la Gour de Coppenhague. Etat présent du Dannemark, chap.X.). Conduire des prisonniers, mener son butin en lieu de sûreté, sont des actes de Guerre ; on ne peut donc les faire en pays neutre, & celui qui le permettroit, sortiroit de la neutralité, en favorisant l’un des partis. Mais je parle ici de prisonniers & de butin qui ne sont pas encore parfaitement en la puissance de l’ennemi, dont la capture n’est pas encore, pour ainsi dire pleinement consommée. Par exemple, un parti faisant la petite guerre, ne pourra se servir d'un pays Voisin & neutre, comme d'un entrepôt, pour y mettre ses prisonniers & son butin en sûreté. Le souffrir, ce seroit favoriser & soutenir ses hostilités. Quand la prise est consommée, le butin absolument en la puissance de l’ennemi ; on ne s’informe point d'où lui viennent ces effets ; ils sont à lui, il en dispose en pays neutre. Un Armateur conduit sa Prise dans le prémier port neutre, & l’y vend librement. Mais il ne pourroit y mettre à terre ses prisonniers, pour les tenir captifs ; parceque garder & retenir des prisonniers de guerre, c’est une continuation d'hostilités.
§.133 Ce pays ne doit pas donner retraite à des Troupes, pour attaquer de nouveau leurs ennemis
D'un autre côté, il est certain que si mon voisin donnoit retraite à mes Ennemis, lorsqu’ils auroient du pire & se trouveroient trop foibles pour m’échapper, leur laissant le tems de se refaire, & d’épier l’occasion de tenter une nouvelle irruption sur mes terres ; cette conduite, si préjudiciable à ma sûreté & à mes intérêts, seroit incompatible avec la Neutralité. Lors donc que mes Ennemis battus se retirent chez lui ; si la charité ne lui permet pas de leur refuser passage & sûreté, il doit les faire passer outre le plus tôt possible, & ne point souffrir qu’ils se tiennent aux aguets pour m'attaquer de nouveau ; autrement, il me met en droit de les aller chercher dans ses terres. C’est ce qui arrive aux Nations qui ne sont pas en état de faire respecter leur Territoire : Le théatre de la Guerre s'y établit bien-tôt : on y marche, on y campe, on s'y bat, comme dans un pays ouvert à tous venants.
§.134 Conduite que doivent tenir ceux qui passent dans un pays neutre
Les Troupes à qui l’on accorde passage, doivent éviter de causer le moindre dommage dans le pays, suivre les routes publiques, ne point entrer dans les possessions des particuliers, observer la plus exacte Discipline, payer fidèlement tout ce qu’on leur fournit. Et si la licence du soldat, ou la nécessité de certaines opérations, comme de camper, de se retrancher, ont causé du dommage ; celui qui les commande, ou leur Souverain, doit le réparer. Tout cela n'a pas besoin de preuve. De quel droit causeroit-on des pertes à un pays, où l’on n'a pû demander qu'un passage innocent?
Rien n'empêche qu’on ne puisse convenir d'une somme, pour certains dommages, dont l’estimation est difficile, & pour les incommodités que cause le passage d'une Armée. Mais il seroit honteux de vendre la permission même de passer, & de plus, injuste, quand le passage est sans aucun dommage ; puisqu'il est dû en ce cas. Au reste le Souverain du pays doit veiller à ce que le dommage soit payé aux sujets qui l’ont souffert, & nul droit ne l’autorise à s'approprier ce qui est donné pour leur indemnité. Il arrive trop souvent que les foibles souffrent la perte, & que les puissans en reçoivent le dédommagement.
§.135 On peut refuser le passage pour une guerre Manifestement injuste
Enfin, le passage même innocent ne pouvant être dû que pour de justes causes, on peut le refuser à celui qui le demande pour une guerre manifestement injuste, comme, par exemple, pour envahir un pays, sans raison, ni prétexte. Ainsi JULES-CESAR refusa le passage aux Helvétiens, qui quittoient leur pays pour en conquérir un meilleur. Je pense bien que la Politique eut plus de part à son refus que l’amour de la justice : Mais enfin, il put, en cette occasion, suivre avec justice les maximes de sa prudence. Un Souverain qui se voit en état de refuser sans crainte, doit sans-doute le faire, dans le cas dont nous parlons. Mais s’il y a du péril à refuser, il n’est point obligé d'attirer un danger sur sa tête, pour en garantir celle d'un autre ; & même il ne doit pas témérairement exposer son peuple.